dimanche 11 avril 2010

Le corps en guise de politique

Politiques 12/04/2010 à 00h00
Le corps en guise de politique


Par Eric Fassin sociologue, Ecole normale supérieure


La vie sentimentale supposée d’un président fait la une des journaux, après le «faciès» d’un de ses ministres - ou plutôt, c’est la controverse sur leur exposition publique qui occupe politiques et médias. Pourquoi l’intimité, dans sa réalité corporelle, est-elle devenue en France un tel enjeu ?

Bien entendu, ces acteurs politiques eux-mêmes ne cessent de la mettre en scène. Il ne s’agit pas des seuls émois amoureux : colère ou compassion, les émotions présidentielles nous parlent bien le langage du corps. De fait, en politique, on ne se contente plus de «retrousser ses manches» : jamais on n’a autant parlé de «mouiller sa chemise». Nicolas Sarkozy en a donné l’exemple, plus que quiconque avant lui : l’homme politique s’engage physiquement, en exhibant sueur et muscles, mollets et bourrelets, migraines et malaise vagal. Le «régime sarkozien» trouve sa place, autant que dans les manuels de science politique, dans les magazines féminins. On comprend au passage pourquoi il reste malaisé, pour les femmes, d’exister en politique : pour accéder à l’universel masculin, on leur demandait, justement, de s’arracher à l’espace féminin du corps et des sentiments. Or la règle du jeu change. Paradoxe : pour se permettre de payer ainsi de sa personne, il vaut mieux, une fois de plus, être un homme.

Pourquoi tant de corps aujourd’hui ? C’est pour incarner la politique, accusée d’abstraction. On pourrait y voir un symptôme de la démocratie comme deuil interminable du «corps du roi» : la «crise de la représentation» appellerait un supplément - non point d’âme, mais de corps. On peut aussi, à l’inverse, y lire la tentative d’occulter un déficit démocratique, en compensant des carences politiques par des opérations purement symboliques. Ainsi, à propos de l’immigration : le président de la République se présente volontiers comme un «Français de sang mêlé» ; mais c’est seulement pour réfuter, dans son corps même, toute accusation de xénophobie portée contre sa politique migratoire. «La France est un pays ouvert», déclarait Carla Bruni après l’élection du président américain, « et l’étrangère que j’étais peut vous le confirmer». Certes, « mon mari n’est pas Obama. Mais les Français ont voté pour un fils d’immigré hongrois, dont le père a un accent, dont la maman est d’origine juive, et lui a toujours revendiqué être un Français un peu venu d’ailleurs». La diversité s’incarnant dans le couple présidentiel, la politique serait dispensée de la faire entrer dans la réalité.

De même, Eric Besson met en avant ses origines ; mais c’est une manière de suggérer, comme il l’expliquait, au moment d’accepter le ministère de l’Immigration, à son épouse d’alors, «qu’avec une mère d’origine libanaise, une enfance à Marrakech, un père mort pour la France avec les honneurs militaires, [il est] fait pour le job». Qui oserait taxer sa politique de racisme, sachant d’où il vient - et avec qui il vit désormais ? Il importe donc, nonobstant ses protestations de discrétion, qu’on sache tout de sa personne. Mieux : renversant l’accusation qui vise son ministère, c’est lui qui va se dire victime de «racisme», quand on s’en prend à son physique, et à une vie privée qu’il a pourtant exposée publiquement. Lui aurait le droit de stigmatiser les «mariages gris», mais qu’on ose ironiser sur son «couple mixte» et le voilà qui brandit la comparaison avec «les méthodes de la presse d’extrême droite de l’entre-deux-guerres». Là encore, si le ministre met en scène sa personne, c’est donc pour mieux dénoncer ensuite les attaques personnelles dont il est l’objet. En somme, les vraies victimes de la politique d’immigration ne seraient pas celles que l’on croit ; c’est pourquoi «la peur doit changer de camp».

C’est à la lumière de cet impératif d’incarnation qu’on peut comprendre le «grand débat» lancé par le ministre. L’identité nationale sert à donner une épaisseur charnelle à une politique décrédibilisée à force d’être déréalisée. Quand la croissance qu’on promettait d’aller chercher «avec les dents» n’est pas au rendez-vous, quand le pouvoir d’achat recule pour les classes populaires et que le bouclier fiscal en souligne l’injustice, quand l’environnement, «ça commence à bien faire», et qu’au gouvernement l’ouverture proclamée s’épuise et la diversité affichée s’étiole, il reste au moins La Marseillaise et le drapeau - soit, stricto sensu, la réalité réduite aux acquêts des symboles. Il est vrai qu’il faut alors conjurer le spectre (en même temps qu’on le suscite) d’un nationalisme antidémocratique. Aussi enrôle-t-on les valeurs républicaines habillées de laïcité féministe : l’identité nationale trouve sa rédemption démocratique dans la burqa.

Il ne s’agit pas seulement de la France. L’Union européenne, accusée de conjuguer les contraintes bureaucratiques à la liberté sans frein des marchés, est exposée au même évidement démocratique. Le rejet du Traité constitutionnel l’a bien montré en 2005. Or c’est justement Nicolas Sarkozy, au lendemain du référendum, qui propose une reformulation politique promise à un riche avenir : le problème, décrète-t-il, c’est «l’immigration subie». Non pas «le plombier polonais», mais plutôt «la famille malienne». La réponse aux «nonistes», ce sera donc l’européanisation de la politique d’immigration. En 1992, avec le traité de Maastricht, il fallait choisir entre l’Europe supranationale et le souverainisme. Depuis le tournant de 2005, c’est l’Union européenne qui garantit les identités nationales, érigeant une forteresse contre l’immigration. Loin de saper les nations, elle en devient le rempart.

Voilà pourquoi, dorénavant, les identités nationales apparaissent comme le corps même de l’identité européenne. De même que pour l’exposition du corps présidentiel, la mobilisation rhétorique de la Nation introduit une sorte d’«effet de réel» dans une politique sans prise sur la réalité. Il en va de l’Europe des identités nationales comme de nos hommes politiques : exhiber ce corps-là est toujours une façon de masquer un déficit démocratique. Toutefois, celui-ci pourrait bien être révélé au grand jour, avec la purulence de la politique d’immigration dans laquelle il s’incarne - comme on le dit d’un ongle.

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