lundi 27 septembre 2010

Pantalon : Quand les femmes portent la culotte

Pantalon : Quand les femmes portent la culotte
http://www.hebdo.ch/pantalon__quand_les_femmes_portent_la_culotte_61291_.html

Par Florence Perret - Mis en ligne le 23.09.2010 à 15:54

Spécialiste de l’histoire des femmes et des gender studies, la Française Christine Bard publie un ouvrage étonnant qui décortique l’histoire, politique notamment, du pantalon.

En France, une loi interdit toujours le port du pantalon aux femmes. Comment est-ce possible?

Cette ordonnance de la Préfecture de police de Paris qui interdisait aux femmes de s’habiller en homme est tombée en désuétude, mais les tentatives pour l’abroger ont échoué, jusqu’à présent.

Elle est devenue inapplicable: comment identifier une «femme qui s’habille en homme» aujourd’hui? Mais le symbole demeure: on rappelle avec cette ordonnance que les apparences des deux genres sont bien différenciées, qu’il faut pouvoir identifier facilement le sexe de tout individu.

Cela renvoie à une loi religieuse (Deutéronome) et civile (interdiction du travestissement).

Pourquoi ne l’abroge-t-on pas?

Lorsque Marie-Rose Astié de Valsayre demande par pétition aux députés de l’abroger, en 1887, elle n’a pas de réponse.

Quand Maurice Grimaud, préfet de police de Paris, est saisi par une demande d’abrogation, en 1969, il répond qu’il est «sage de ne pas changer des textes auxquels les variations prévisibles ou imprévisibles de la mode peuvent à tout moment rendre leur actualité».

Lorsque je le contacte quarante ans plus tard pour lui demander la vraie raison, il avoue, un peu honteusement, préférer les femmes en jupe et qu’assurément, ses goûts personnels n’auraient jamais du rentrer en ligne de compte!

La question devient à la fin du XXe siècle «pittoresque». Un député UMP a à nouveau demandé l’abrogation en 2004, puis un groupe de radicaux socialistes en 2010. Pour le 1er avril! La dimension symbolique n’est pas prise en compte.

Qui a inventé le pantalon?

Le pantalon existe depuis des siècles sous d’autres noms. Les Gaulois portaient des braies: une culotte longue et large. Dans le Nord de l’Europe, ce type de vêtement est fréquent, surtout pour les hommes qui montent à cheval.

Mais le vêtement ouvert existe aussi dans le vestiaire masculin: les Romains jugent leur toge supérieure au vêtement fermé des «Barbares». La culotte longue et large restera portée par les hommes qui travaillent, paysans, marins, artisans...

Quant au mot «pantalon», il arrive en France avec la commedia dell’ arte et le personnage de Pantalon, qui porte une culotte longue et étroite comme celles les Vénitiens... surnommés pantaloni parce qu’ils célèbrent le culte de Saint Pantaleone.

Que portait-on avant?

Au Moyen Âge puis à l’époque moderne, le vêtement masculin évolue dans les classes aisées: haut-de-chausse (fermé en haut des cuisses), culotte (fermée au niveau du genou).

Ces vêtements mettent en valeur les jambes, permettent une érotisation du corps masculin qui disparaîtra avec la généralisation du pantalon bourgeois.

Quand le pantalon a-t-il pris une dimension politique?

Le pantalon est devenu un emblème politique avec les sans-culottes, en 1792. Dans le nom même de leur tendance politique, ils mettent en avant le pantalon (être sans culotte, c’est porter un pantalon, comme les artisans).

D’insulte, le mot «sans-culotte» est devenu une catégorie politique. La Révolution est un moment d’intense politisation des apparences. Le pantalon en donne un bon exemple.

Il s’agit donc de comprendre ce qui se produit pour les hommes, qui passent de l’ancien modèle aristocratique à un nouveau modèle qui sera appelé «bourgeois»: cela se traduit par l’uniformisation de leur costume, le pantalon devient porteur des nouvelles valeurs: liberté, égalité, puis fraternité.

Mais les femmes sont exclues de cette révolution. Elles ne connaissent pas la «grande renonciation» masculine aux fastes des apparences. Elle deviennent le «Beau sexe» paré, sans pouvoir.

Des femmes en portaient-elles déjà?

Non, sauf exceptions. Les danseuses pouvaient porter des culottes fermées sous leurs jupons. Il existe aussi des culottes longues pour les cavalières: un portrait équestre de Marie-Antoinette en montre.

Incognito, des femmes prennent le pantalon, l’uniforme, pour rejoindre les armées. Les premières à avoir le droit de porter un pantalon sous une jupe sont les cantinières, pendant la Révolution. Il s’agit d’un uniforme, et donc d’un pantalon spécifique.

Qui sont les premières à l’avoir osé?

En réalité, la peur du pantalon féminin a précédé son existence. On découvre d’abord des pantalonnées de fiction, dans des discours ou des images hostiles à l’émancipation des femmes.

Un exemple que je développe est l’hostilité au courant saint-simonien et à son apologie de la «femme libre».Les détracteurs de ce courant socialiste imaginent donc la saint-simonienne en pantalon, ce qui paraît très inesthétique, ridicule, indécent, provoquant...

Les premières militantes du pantalon sont les féministes américaines. Amelia Bloomer invente un pantalon en 1851 auquel elle donne son nom: le bloomer, culotte bouffante portée sous une tunique arrivant jusqu’au genou.

Le bloomérisme va beaucoup inspirer les caricaturistes. Ridiculisées, les premières féministes en pantalon devront renoncer à leur vêtement. En France, la célèbre féministe Jeanne Deroin rend hommage à ces «intrépides Américaines» qui ont le goût de la liberté et beaucoup de sens pratique.

Q’est-ce qui motive l’interdiction de novembre 1800?

C’est un des éléments de la remise en ordre de la société après le séisme de la Révolution. C’est aussi une décision qui, comme la fermeture des écoles de Beaux Arts aux femmes, la même année, annonce le renforcement de la domination masculine.

Le Code civil, en 1804, va faire de la femme mariée une mineure. Elle appartiendra à son mari comme l’arbre au jardinier, pour reprendre la formule de Napoléon. Il faut dans ce système très inégalitaire pouvoir reconnaître une femme.

L’une des histoires les plus touchantes pour moi, dans cette recherche, est celle d’une ouvrière parisienne, au XIXe siècle. Un jour, elle découvre que dans l’atelier voisin, les hommes fabriquent la même chose que dans l’atelier féminin qui est le sien, mais qu’ils gagnent deux fois plus.

Elle décide alors de démissionner, se fait couper les cheveux, s’habille en homme et revient se faire embaucher à côté. Ni vue ni reconnue, elle pourra ainsi accumuler un pécule qui lui permettra de devenir une travailleuse indépendante.

C’est aussi l’ordre économique fondé sur l’exploitation du travail féminin que protège l’ordonnance.

Qu’en était-il alors en Suisse?

Je n’ai pas fait l’enquête. Souvent la tradition suffit à imposer la différence vestimentaire. En milieu rural, et sous un contrôle religieux intrusif, il est difficile d’échapper à la norme.

Mais il a des exceptions tolérées en montagne, en raison des rigueurs du climat hivernal qui justifient le port d’un vêtement fermé, le pantalon, plus chaud, protecteur, et même plus décent en cas de chute.

Dans mon livre, vous trouverez une carte postale du début du XXe siècle montrant une bergère en pantalon près de Champéry, localité suisse.

L’appartenance à des milieux aisés urbains ouvrent alors des possibilités d’émancipation... vestimentaire. Pensons aux exploratrices comme Ella Maillart.

Dans quelles circonstances les femmes avaient-elles le droit d’en porter?

J’en ai déjà cité quelques unes. Le sport a joué un rôle majeur. Les femmes qui aimaient le pantalon pouvaient toujours prétendre qu’elles s’habillaient pour pratiquer leur sport favori.

La bicyclette a été un accélérateur de la réforme du costume féminin ; elle a mis à la mode la culotte de zouave, un pantalon court et bouffant.

Au théâtre, il existait des rôles travestis, très fréquents fin XIXe-début XXe siècle. Il y a une évolution incontestable à cette époque.

Mais je montre dans un chapitre consacré à la championne sportive Violette Morris que la liberté n’était pas pour autant assurée en toutes circonstances. Telle une épée de Damoclès, l’ordonnance de 1800 restait suspendue au dessus des têtes...

Des autorisations de travestissement d’une durée de six mois étaient possibles, à condition de produire un certificat médical, et de ne pas s’exhiber dans cette tenue.

Quel danger représentait une femme pantalonnée?

La dangerosité sociale de la femme pantalonnée est soulignée dans d’innombrables discours, pamphlets, dessins humoristiques.

C’est le cœur de mon livre, sa raison d’être: pourquoi tant d’opposition? Et pourquoi cette crispation sur le pantalon en particulier?

C’est très simple: le pantalon, dès 1793, est devenu le signifiant majeur de la femme émancipée, affranchie, sur tous les plans, notamment sexuel, économique et politique.

Quels risques encouraient les rebelles?

Cela dépend. Etaient-elles travesties, utilisaient-elles une identité masculine? Si oui, elles pouvaient être dénoncées, jugées, condamnées.

Certaines femmes portaient un pantalon sans pour autant se travestir: elles étaient vues comme des excentriques, ou comme des tribades (homosexuelles).

D’autres portaient le pantalon pour travailler, pas nécessairement par choix, par exemple dans les usines de la Grande Guerre.

Quelles célébrités l’ont adopté en premier?

Mon livre s’appuie effectivement sur des portraits de femmes, célèbres ou pas, qui ont pris la liberté de porter le pantalon, souvent d’ailleurs sans en demander l’autorisation.

George Sand leur sert de modèle. Il y aura aussi la peintre Rosa Bonheur, l’archéologue Jane Dieulafoy, des écrivaines: Gyp, Rachilde, Marc de Montifaud, sans oublier des militantes: la Communarde Louise Michel, ponctuellement, et la féministe Madeleine Pelletier, théoricienne de la virilisation des femmes à laquelle je consacre un chapitre entier.

Est-ce là le début de sa démocratisation auprès de la gent féminine?

La démocratisation ne vient que dans les années 1960, grand tournant politique, porteur de multiples mouvements contestataires.

Du côté des filles, il y a un double symbole: le pantalon et la minijupe. Du côté des garçons, les cheveux longs. On achète désormais le pantalon en prêt-à-porter. Le jean fait une percée fulgurante et devient un vêtement mixte.

Le pantalon féminin symbolise non seulement la jeunesse mais aussi la modernité de la femme «active», qui accède également aux loisirs.

La vie des femmes se transforme, avec l’allongement des études, l’augmentation du travail salarié, la réforme du code civil, et bientôt, l’accès à la contraception (loi de 1967).

Et les politiciennes, quand s’y sont-elles mises?

Elles subissent des contraintes plus fortes que les femmes «ordinaires» et ont commencé à porter plus tard des ensembles veste-pantalon.

La première ministre française en pantalon, c’est 1976, et elle se fait copieusement réprimander par le Premier ministre qui lui reproche de porter atteinte à l’image du pays...

En raison de l’importance de la mode parisienne pour l’économie et aussi d’un imaginaire national où l’élégance compte beaucoup, la France n’a pas été du tout un pays pionnier pour le pantalon. Les hôtesses d’Air France n’ont obtenu le droit de le porter qu’en 2005!

Certaines femmes sont toujours interdites de pantalon...

Dans des pays démocratiques, on peut trouver des interdictions visant les filles scolarisées dans des écoles religieuses. En France, le droit du travail permet à l’employeur d’imposer à ses salariées en contact avec la clientèle une jupe.

Récemment, le Soudan a attiré l’attention internationale: la journaliste Loubna Ahmed al-Hussein a été condamnée à 40 coups de fouet pour le port de ce vêtement jugé indécent. Elle est exilée depuis 2009.

Les fanatismes religieux se rejoignent sur la question du vêtement: long, couvrant et ouvert pour les femmes, afin de protéger les hommes de tout risque de désir!

Le pantalon, même féminisé, est-il toujours signe de pouvoir?

Les femmes qui exercent un certain pouvoir choisissent souvent le pantalon, tout en lui associant des touches féminines, afin d’éviter le reproche de la masculinisation, laquelle reste perçue négativement.

Le pantalon sert généralement, sauf s’il est moulant, taille basse, très fin, à masquer le bas du corps. Il crée de l’égalité avec celles qui ont de belles jambes, dit Sonia Rykiel. Il permet de «vivre sans serrer les genoux», merveilleuse formule!

Il est toujours très difficile pour les femmes d’accéder aux véritables leviers du pouvoir, mais l’histoire récente montre des avancées symboliques: pour la France, la nomination de Michèle Alliot-Marie au ministère de la Défense en 2002 est une étape importante. La féminisation de la police et de l’armée, avec des uniformes pour les nouvelles recrues, aussi.

Comment se fait-il que la jupe soit aujourd’hui auprès de certaines (jeunes) femmes, un signe de rébellion?

Elles réagissent à la pression machiste qui voudrait les obliger à cacher leur corps, à voiler leurs jambes avec un pantalon.

Elles disent qu’elles «assument» et «revendiquent» leur féminité, et c’est la jupe qui exprime, pour elles, leur fierté de genre, en quelque sorte. C’est très nouveau.

Cela prend une forme politique avec Ni putes Ni soumises en 2003, qui formule le «droit à la féminité». Cela continue avec le Printemps de la jupe qui apparaît en France en 2006, loin des banlieues où la violence sexiste est forte: dans le canton de Vitré, près de Rennes, on découvre que partout, dans tous les milieux, les jeunes voient la jupe comme un signe de provocation sexuelle.

Puis vient le film, "La Journée de la jupe", avec Isabelle Adjani: la fiction rejoint la réalité. C’est un grand succès, en 2009, qui attire l’attention sur le problème.

Souvenons-nous aussi de Ségolène Royal, candidate arborant des tenues très féminines, en 2007, ou les ministres glamour, telles que Rachida Dati...

’ultraféminité peut donner l’illusion de procurer du pouvoir (le «girl power» ..) mais nous sommes en réalité toujours dans un système de «valence différencielle des sexes» (François Héritier) où ce qui est codé féminin reste inférieur à ce qui est codé masculin.

Et vous, qu’est-ce qui vous fascine tant dans ce vêtement que vous étudiez depuis vingt ans?

Ce qui est intriguant, c’est ce rapport entre les apparences vestimentaires et le politique, c’est la place que prend un vêtement dans l’histoire des relations entre les sexes. C’est énorme.

Et il faut dire aussi que j’ai beaucoup ri. L’humour accompagne toute cette histoire. Cela éclaire sous un jour différent et original l’histoire du féminisme et de l’antiféminisme.

C’est aussi un sujet très actuel. La contestation des normes et des rôles genrés passe aujourd’hui encore par le langage vestimentaire. Un certain nombre d’hommes en jupe développent par exemple une argumentation féministe.

Personnellement, je «suis» plutôt pantalon (intéressante expression: on est le vêtement que l’on porte), comme 9 femmes sur 10 me semble-t-il parmi celles que je croise tous les jours dans la rue.

Mais j’aime aussi la jupe, la jupe des filles et la jupe des garçons. Mes goûts sont éclectiques, j’aime la diversité, le métissage, j’ai envie de défendre la jupe et le pantalon, librement choisis, par toutes et tous.

Le droit des hommes à la parure me paraît important. Je suis pas du tout «fascinée» par le pantalon. Au contraire, c’est un vêtement simple qui fait moins de mystères que la jupe. "Ce que soulève la jupe", ouvrage que j’ai publié en mars dernier, m’a permis d’approfondir cette question du féminin, à la fois érotisé et infériorisé.

Une histoire politique du pantalon, de Christine Bard, éditions du Seuil, 380 p.

Profil
Christine Bard

Professeur d’histoire à l’Université d’Angers. Auteur notamment des Garçonnes (Flammarion, 1996) et de Ce que soulève la jupe (Autrement, 2010).

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