dimanche 27 février 2011

Plus simple ?

Odile me montre ce matin son site internet et ajoute qu'elle a trouvé un gif de site en construction avec une femme à la place de l'habituel homme ...

Je trouve l'initiative intéressante : dénoncer l'androcentrisme de la société, de ses symboles et représentations : je suis à fond d'accord...

L'initiative nous met par contre devant cet apparent paradoxe : nous employons ce que nous voulons dénoncer à savoir la différenciation élaborée par notre société : celle-ci renforce les différences (physiques, culturelles etc.) notamment dans le cas des représentations du féminin et du masculin. Le féminin : un personnage avec cheveux longs/mi-longs et jupe est sur son gif...
En voulant décentrer nos représentations qui définissent le masculin comme référence (appelé aussi neutre ou universel), nous sommes obligé-e-s d'employer, dans ce cas précis en tout cas, ce que nous dénonçons, à savoir une simplification des représentations (femme = cheveux longs et jupe ...).
Il s'agit alors de choisir quelle est la priorité dans notre combat selon le domaine dans lequel nous intervenons. Ici, il s'agit de symbole qui simplifie. L'important est alors de questionner les références, la norme, le générique ... et c'est le féminin qui doit être employé pour souligner le côté irrationnel du choix masculin, au risque de s'enfermer dans ce "genre marqué" qu'est le féminin.

La complexité du combat féministe (en tout cas constructiviste : qui déconstruit les notions culturelles et historiques de féminin et de masculin, prônant l'égalité des sexes et leur ressemblance) revient très simplement à travers cet exemple. Pour que ce combat avance, il faut réfléchir en terme de priorité et de déconstruction progressive ...

samedi 8 janvier 2011

Mise en mots d'un apparent paradoxe

Parfois lorsque j'énonce des idées féministes, un malaise me prend, l'impression de me contredire, de n'être pas assez logique ...

Une mise en mots m'apparait un peu plus clairement; je la commence : le dilemme se joue sur comment le féminisme s'attaque aux idées reçues et stéréotypes véhiculés dans notre société : doit-on prendre le mal à sa racine ou tenter de le dénoncer tout en faisant avec ce qui existe...

Doit-on tout déconstruire ?
Parlons plus concrètement car le débat porte sur la différencIATION des sexes soit la construction des différences de sexes ... la différence biologique est somme toute peu de chose en regard de la fabrication culturelle des femmes et des hommes (cf Simone de Beauvoir, on devient femme ou homme; on ne parle plus de sexe mais de genre) qui est considérée comme naturelle alors qu'elle est culturelle, acquise, donc ... Le choix des couleurs rose et bleu, et leur attribution datent par exemple seulement du début du XXème siècle (http://les8petites8mains.blogspot.com/2009/09/bebe-rose-bebe-bleu.html) or que voit-on aujourd'hui ? un renforcement d'une équation simpliste filles = rose et garçons= bleu avec le renversement très marqué rose = pas garçon !! Tout un marketing et, disons-le simplement, un bourrage de crâne dès le plus jeune âge amène de nombreux adultes (intelligents) à croire que c'est "normal(naturel) que les filles aiment le rose, et les garçons le bleu (moins cependant marqué que la préférence dite des filles) ... Et comme corollaire plus grave, c'est naturel que les garçons aiment se battre et sont plus inattentifs en classe (ok y'a les hormones mais faut pas pousser pépé dans l'escalier tout de même) et que les filles parlent moins et sont plus réservées ... Manque de recul culturel et historique de notre société qui ne croit que ce qu'elle voit, même si j'ai remarqué qu'en l'espace de 10 ans, il y a une évolution visible de l'équation rose= filles -matraquée partout-. Rien de grave si cela ne s'accompagnait pas d'une association "jeux de filles = ménage, cuisine, enfants à éduquer et soigner" qui sent bon les colchiques de nos grand-mères ... Domination masculine, bref.
Sans parler du renversement sexiste et homophobe : un garçon ne doit pas porter du rose (la honte !, la réciprocité n'étant pas là pour la fille qui porte du bleu même si chercher un cartable bleu relève d'un engagement certain ;-) )... Alors on me dit "Mais elle adore le rose" après avoir repeint le vélo acheté pour son fils en bleu car le rose original ne convenait pas (à qui ? au papa qui n'a pas envie que son fils se fasse traité de fille ou de pédé ? (j'adore ma famille).
Bref, revenons à mon propos : il s'agit donc de souligner cette fabrication des différences entre les sexes car créer de la différence là où il n'y en pas, cela a pour conséquence de marquer les esprits : de fermer d'entrée des horizons à des enfants et futur-e-s adultes en fonction de leur sexe (ô discrimination quand tu nous tiens)... je soupçonne derrière cette idée "nous sommes si différents" -cf venant de Mars et de Vénus- l'idée d'une nécessaire complémentarité possible que dans le cadre de relations hétérosexuelles ... Hétérocentrisme, quand tu nous tiens ...

L'idée de la féminité et de la masculinité (et de la virilité) est bien sûr liée à ces constructions de différences; d'ailleurs j'ai été marquée par le propos de cet article (http://www.lesoir.be/regions/hainaut/2011-01-07/pis-que-sdf-femme-sdf-812947.php) : je salue le fait de s'intéresser à la situation particulière des femmes sdf -la domination masculine s'exerce partout,les femmes sdf n'y échappent pas (violences etc)-. Mais quand je lis "Livrées à elles-mêmes, les femmes doivent perdre leur identité pour survivre. Elles s'habillent comme des hommes, refusent de se maquiller, oublient de prendre soin d'elles. "
"S'habiller comme des hommes" m'interroge et je suis très perplexe sur cette sacro-sainte "féminité (maquille toi un peu ...) et les représentations de l'auteur sur l'"identité féminine"... Il y a bien sûr perte d'hygiène et de soin en général, dictée par les conditions de la rue -comme chez les hommes- mais c'est justement là on on voit que cette féminité est bien une construction sociale, historique et culturelle.Mais parce qu'elles sont femmes, on attend d'elles de la féminité !! Si c'est pas de la domination masculine : sois sdf, femme, mais reste féminine !!
Bref, la grande peur de l'indifférenciation sexuelle est là, déjà présente au XIX ème siècle lorsque la "première vague" féministe "osait demander le droit de vote, de devenir avocates, de faire des études supérieures... ou que des femmes voulaient simplement porter le pantalon... how shocking ... oui l'antiféminisme était déjà très fort et la peur de voir les femmes égales et pas si différentes foutaient les jetons à ceux qui avaient les billes (expo Musea sur ces "femmes au masculin" http://musea.univ-angers.fr/rubriques/elements/affiche_element.php?ref_notice=369&ref_element=37&ref_paragraphe=1¬ice_courante=0).

Mais jusqu'où porter cette critique constructiviste ? car il y a bien une différence biologique, physique et hormonale, des femmes qui ont pris des injections de testotérone ont remarqué être plus violentes ... Certains comportements seraient expliqués par ces secrétions naturelles mais que dire du discours qui vante la virilité et la toute-puissance -les cartables des garçons ont droit à tous les super héros possibles- ... Ne pleure pas, sois un homme etc... Où s'arrête le naturel et où commence le culturel ? Comment le culturel fabrique t-il le nature ? car la force musculaire des hommes étant survalorisée et "travaillée" dès le jeune âge, on entretient et développe des capacités pourtant bien là chez les filles (et porter jupes et talons ne va pas trop avec le self-defense ou la course ...). Mon idée est de déconstruire le culturel car ce à quoi il aboutit est un monde inégalitaire, discriminant et violent ... mais est-ce possible de le changer ?

- d'où faut-il composer avec les données culturelles sexistes ?
Avec une telle question, on a envie de dire non mais allez dire à beaucoup que la virilité n'a rien de naturel, que c'est une construction, que ton fils va mettre du rose pour aller à l'école etc .. on vous accueille avec au mieux du scepticisme, sinon de la moquerie voire une forme de violence ... Dites que le terme "mademoiselle" est un terme discriminant et rabaissant pour les femmes et qu'il n'est pas légal (http://romy.tetue.net/madame-ou-mademoiselle) et c'est à peine si certains ne vous rient pas au nez ... bref, un certain découragement peut nous saisir face à la démonstration à faire à certain-e-s de leur "embrigadement" dans une culture sexiste. Rien n'est perdu : soi-même, nous avons bien fait ce cheminement intellectuel ... mais comment par exemple, faire cesser les infanticides ou avortements sélectifs en Asie qui chiffrent à 100 millions le nombre de "femmes manquantes" ... le dire, au risque de s'isoler et de ne pas être comprise, internet a du bon ... le buzz aussi parfois ...

mercredi 15 décembre 2010

Rencontre avec Christine Bard (itw)

Rencontre avec Christine Bard

http://www.fashionunited.fr/fashion-news/fashion/rencontre-avec-christine-bard-201012149362

Mardi, 14 Décembre 2010
Après les retours successifs de la robe en 2009, puis la jupe cette année, nous avons décidé d'effectuer un arrêt sur image sur le pantalon. Historienne et auteur d'Une Histoire politique du pantalon (éditions du Seuil), Christine Bard a examiné le vêtement unisexe sous toutes les coutures. De la culotte au bloomer en passant par les braies gauloises pour enfin arriver au pantalon classique. La preuve...

FashionUnited: Ce dernier livre que vous consacrez à l'histoire du pantalon est-il une riposte à votre livre précédent Ce que soulève la jupe (éditions Autrement, sorti en août dernier) ?
Christine Bard : Ils se répondent dialectiquement. On ne peut penser le vêtement fermé et masculin sans le relier au vêtement ouvert et féminin. C’est d’abord le phénomène de la virilisation des femmes et son sens politique qui m’a intéressée. La peur de l’indifférenciation des sexes alimente l’antiféminisme : c’est en son nom que l’on refuse aux femmes des droits égaux à ceux des hommes. J’ai donc d’abord travaillé sur Madeleine Pelletier, une théoricienne féministe du début du XXe siècle qui rêvait d’abolir le genre féminin. Puis j’ai publié un livre, Modes et fantasmes des années folles qui montre ce que cache la mode de la garçonne. Puis ce livre sur le pantalon. Difficilement conquis en France, il se généralise dans les années 1960. Mais aujourd’hui, c’est la jupe, toujours associée à la féminité, à une sorte d’hyperféminité même, qui semble poser des problèmes. Pour les jeunes filles notamment, mais aussi pour les hommes qui la portent. D’où mon envie d’écrire un petit essai sur cette jupe-problème. La jupe devient un symbole de la résistance au sexisme comme la montré le 25 novembre dernier le mot d’ordre de Ni Putes Ni Soumises de porter une jupe pour dénoncer les violences faites aux femmes.

FU : Etes-vous plus pantalon ou jupe ?
CB: Je porte plus souvent le pantalon que la jupe ou la robe (que je préfère à la jupe d’ailleurs) et mes goûts sont très éclectiques. Cette flexibilité, cette indétermination personnelle m’ont sans doute aidée à ouvrir le sujet, à envisager les points de vue multiples et contradictoires portés sur les codes vestimentaires. Ce qui m’intéresse le plus est ce qui fait controverse et transgression. C’est aussi les croyances liées au vêtement : le vêtement que l’on va trouver « moderne » ou « libérateur ». Ces recherches s’appuient sur une documentation vaste et je les ai menées en tant qu’historienne, universitaire, mais avec le plaisir d’y mêler discrètement des touches personnelles, ou d’utiliser des intuitions liées à mes propres souvenirs vestimentaires. Je m’engage à ma manière à travers ces livres en faveur de la liberté vestimentaire, qui n’est pas complètement assurée en ce début du XXIe siècle, et contre donc toutes les contraintes liées au genre : elles révèlent la hiérarchie qui existe toujours entre les sexes. Le combat pour le droits des hommes à la parure ne me paraît donc pas du tout anecdotique.

FU : On apprend dans votre livre qu'il y a un règlement interdisant toujours les femmes à porter le pantalon. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette loi du 16 Brumaire an IX de la République ?
CB : Il s’agit d’une ordonnance de la préfecture de police de Paris datant du 7 novembre 1800. Elle n’a jamais été abrogée malgré des demandes formulées en 1887, puis en 1969, 2004 et 2010. Il est vrai qu’elle est tombée en désuétude. Elle n’interdit pas le pantalon mais – ce qui revient pendant longtemps au même – elle interdit aux femmes de s’habiller en homme. On ne peut plus aujourd’hui définir ce que cela signifie, les vêtements masculins étant devenus mixtes. On ne peut en dire autant des vêtements féminins et c’est cela qui devrait nous interpeller. En tout cas, pour le symbole qu’elle représente, l’ordonnance de 1800 mérite d’être enfin abrogée.

FU : L'adoption du pantalon par les femmes, s'est-elle faite plus tôt dans les pays anglo-saxons qu'en France ?
CB : L’Angleterre et les Etats-Unis ont précédé la France où une vision plus conservatrice dominait. Au XIXe siècle, les pays anglo-saxons s’opposent aux modes parisiennes « immorales ». Le pantalon féminin peut ainsi servir la cause puritaine. Par ailleurs, le féminisme y est plus fort et plus précoce. C’est en 1850 que le premier pantalon « féministe » est inventé, par Amelia Bloomer, et porté par les pionnières du mouvement des femmes américains. En raison de l’importance culturelle et économique de la mode féminine en France, on peut penser que les contraintes pesant sur les Françaises sont plus grandes. Leur élégance appartient à un véritable « mythe national ». Les hôtesses d’Air France, ambassadrices de cette image idéalisée, n’ont gagné le droit de porter le pantalon qu’en… 2005 ! La décontraction (casual wear) est aussi pour les Françaises une importation américaine, de même que le jean qui a révolutionné le look.

FU : En temps de crise, on a souvent constaté que l'ourlet se raccourcit; Trouvez-vous que cette théorie de l'ourlet s'applique aussi au pantalon ?
CB : Elle est peut-être séduisante, mais fausse… On peut en revanche remarquer que face à des difficultés économiques, le capital physique prend de l’importance et que le vêtement court est supposé mieux mettre en valeur le corps. Crise ou pas, ce n’est pas la question du prix du tissu qui joue…

FU : Sans indiscrétion, portez-vous le pantalon, au sens propre comme au sens figuré ? Cette expression, qu'est-ce qu'elle évoque pour vous?
CB : C’est une expression bien désuète pour ma génération (je suis née en 1965), mais qui avait un sens très fort pour celle de ma mère (née en 1935). Je n’ai jamais vu ma mère en pantalon… Pour le reste, les stratégies de pouvoir vestimentaire sont très amusantes à décoder. Il est quand même incroyable de voir à quel point les interactions dans la vie quotidienne, au travail, sont informées par les manières de s’habiller. Notre look dit énormément de nous, que nous le voulions ou non. Je voudrais d’ailleurs nuancer l’idée que les femmes ont gagné une totale liberté. Cette liberté a un prix, elle ne va pas sans risques d’erreurs, de fautes, auxquels les hommes sont moins exposés car ils ont encore pour la plupart d’entre eux leur « uniforme », qui les libère chaque matin des angoissantes questions que se posent beaucoup de femmes… La stratégie « féminine » reste risquée : la preuve par le pantalon d’Angela Merkel et la jupe de Ségolène Royal…


Photos : Christine Bard et trois modèles de la collection capsule de 5 pantalons de la maison Céline. Nous saluons cet exercice de style signé Phoebe Philo, très tendance et qui tient chaud.

jeudi 2 décembre 2010

Homosexuels des villes, homophobes des banlieues?

Mediapart

Homosexuels des villes, homophobes des banlieues?
02 Décembre 2010 Par Eric Fassin

La nouvelle frontière entre « eux » et « nous » ferait-elle basculer les représentations du « ghetto homosexuel » d'hier (le Marais) au « ghetto homophobe » (les quartiers)? En 2009 paraissaient deux essais sur l’homosexualité dans les cités. Homo-ghetto, l’ouvrage de Franck Chaumont paru le 1er octobre, décrit dans son sous-titre « gays et lesbiennes dans les cités » comme « les clandestins de la République » (Le cherche midi). En décembre, Un homo dans la cité, témoignage de Brahim Naït-Balk rédigé avec Florence Assouline, n’hésite pas à évoquer « la descente aux enfers puis la libération d’un homosexuel de culture maghrébine. » (Calmann-Lévy) Entretemps, une affaire largement médiatisée est venue alimenter ce discours. Le 3 octobre, un club de football, le Bebel Créteil, prévenait en effet le Paris Foot Gay de son refus de jouer un match prévu : « Désolé, mais par rapport au nom de votre équipe et conformément aux principes de notre équipe, qui est une équipe de musulmans pratiquants, nous ne pouvons jouer contre vous. »



Les excuses du Bebel Créteil, et les sanctions contre le club, qui se dissout après son exclusion de la ligue, ne mettent pas un point final à l’affaire. Une tribune de Franck Chaumont sur lemonde.fr en fera le 19 novembre l’emblème de la nécessaire lutte « contre l’homophobie dans les cités ghettos ». « Ils s’appellent Nadir, Sébastien, Cynthia, Dialo ou Nadia. Ils sont blacks, blancs ou beurs. […] Tous vivent dans des quartiers où la modernité n’a pas pénétré […]. Dans ces cités où l’hypervirilité et le machisme sont des valeurs suprêmes, l’homosexualité est considérée comme une déviance qu’il convient de rejeter, de bannir : l’homo est un faible qu’il faut écarter ou punir ! » Les liens sont explicites : Brahim Naït-Balk se trouve être l’entraîneur du Paris Foot Gay ; et les remerciements, en fin d’ouvrage, sont adressés à Franck Chaumont, qui lui avait consacré dans son propre livre un portrait : « C’est l’exception qui confirme la règle : un homo de banlieue qui assume son orientation sexuelle. »



Il s’agit non seulement d’homophobie, mais aussi de sexisme. Ce sont les mêmes thèmes, et la même rhétorique, qu’on retrouvera du reste, un an plus tard, dans « La cité du mâle », réalisé par Cathy Sanchez et produit par Daniel Leconte : le documentaire d’Arte, déprogrammé le 31 août 2010, et diffusé le 29 septembre, revient à Vitry, où Sohane fut brûlée en 2002 dans un local à poubelles de Vitry. La soirée thématique (intitulée : « Femmes, pourquoi tant de haine ? ») est consacrée à la violence machiste des quartiers – au risque d’apparaître comme une caricature culturaliste. Ainsi, selon la journaliste qui a mené l’enquête, Nabila Laïb (pourtant présentée par la chaîne, sans doute parce qu’elle est originaire du quartier, comme une simple « fixeuse »), la mise en scène privilégie les « jeunes » qui ont (sur-)joué le rôle inquiétant qui leur était assigné d’avance par le script de la réalisatrice.



La mort de Sohane avait coïncidé, en octobre 2002, avec la publication de ce qui allait devenir un best-seller : Dans l’enfer des tournantes, de Samira Bellil. Son terrible témoignage alimentait la fascination horrifiée des médias pour les viols en réunion sous un nom, emprunté à la langue des banlieues, qui venait d’entrer dans le vocabulaire commun avec le film La squale en 2000. Ce fait divers tragique avait également été le point de départ de « La marche des femmes des cités », accueillie triomphalement à Paris le 8 mars 2003 par le Premier ministre, avant la consécration républicaine, le 14 juillet sur les grilles de l’Assemblée nationale, d’une exposition de portraits photographiques, « Les Mariannes d’aujourd’hui ». Ce succès médiatique et politique assurait ainsi le lancement de l’association Ni putes ni soumises, présidée par Fadela Amara, dont le livre du même titre paraissait en septembre.



La quatrième de couverture d’Homo-ghetto inscrit bien l’auteur dans cette filiation : « journaliste à Beur FM puis RFI », Franck Chaumont était chargé de « diriger la communication du mouvement Ni putes ni soumises jusqu’en 2007 ». L’homophobie découle logiquement du sexisme : c’est pendant la Marche de 2003 qu’il en aurait pris conscience, quand des garçons avouaient en privé « combien cette dénonciation était importante pour eux, homosexuels, victimes du machisme à l’instar des filles. » En effet, dans les cités ghettoïsées, « exclus du progrès social », et à défaut de reconnaissance, « les garçons en proie à une grave crise identitaire n’ont d’autre étendard que leur masculinité ». C’est d’ailleurs pourquoi, logiquement, les lesbiennes y seraient moins stigmatisées par le virilisme ambiant.



Le témoignage de « l’homosexuel de culture maghrébine » vient ainsi redoubler l’enquête du journaliste inspiré par l’engagement de Ni putes ni soumises. De la cité sexiste au quartier homophobe, on voit ainsi se dessiner un paysage où est tracée, entre la ville et les banlieues, la frontière qui sépare « eux » de « nous » : elle s’énonce, de manière privilégiée, en termes de genre et de sexualité, au nom de ce que j’ai proposé d’appeler « démocratie sexuelle ». La liberté des femmes et l’égalité des sexes, sinon toujours des sexualités, définirait notre identité, par contraste avec des « autres » racialisés, culturellement étrangers à ces valeurs emblématiques de la modernité.



Une telle rhétorique n’est pas propre à la France : elle s’est imposée comme une grille de lecture des relations internationales dans les années 2000. Le « conflit des civilisations » annoncé à grand bruit par Samuel Huntington en 1993, après la Guerre froide, était reformulé par Ronald Inglehart et Pippa Norris, dix ans plus tard, soit après le 11 septembre, en termes de « conflit sexuel des civilisations », comme une guerre des mœurs dont le statut des femmes serait l’enjeu principal et l’islamisme l’ennemi principal. À en croire Laura Bush, l’épouse de son président, l’Amérique ne devait-elle pas engager ses troupes en Afghanistan par souci d’émanciper des femmes opprimées ?



L’Europe propose toutefois une déclinaison particulière de cette rhétorique : en effet, dans un contexte marqué par la restriction de l’immigration davantage que par la guerre contre le terrorisme, il s’agit non pas d’exporter « nos » valeurs, mais plutôt de les préserver. Autrement dit, la ligne de partage entre « eux » et « nous » apparaît de ce côté de l’Atlantique comme une frontière intérieure qui divise les espaces nationaux en fonction des cultures d’origine : la démocratie sexuelle définirait la limite entre les centres-villes et les banlieues. Aussi ne faudrait-il pas réduire les controverses autour du voile islamique ou des violences sexuelles, en raison de leur tonalité républicaine, à quelque singularité française : un peu partout en Europe, la différence entre « nous » et « eux » tient aujourd’hui à la manière dont les uns et les autres sont réputés se conduire avec les femmes.



Il est certes moins évident que le traitement des homosexuels puisse jouer un rôle équivalent. Sans doute l’égalité des sexualités apparaît-elle dans les années 2000, aux Pays-Bas, comme un élément constitutif de l’identité nationale, jusque dans les tests de culture néerlandaise imposés aux immigrés extra-européens : l’ouverture du mariage aux couples de même sexe n’y date-t-elle pas, justement, de 2001 ? Avant même la dénonciation de la misogynie musulmane par Ayaan Hirsi Ali et plus tard Geert Wilders, le populisme islamophobe y était incarné par Pim Fortuyn, au nom même d’une homosexualité affichée avec ostentation : s’il rejetait les imams, c’était – il se plaisait à le dire – pour mieux jouir des garçons marocains…



Toutefois, il n’en va pas de même en France : pendant la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy a légitimé sa politique d’identité nationale au nom de la liberté des femmes – et non des homosexuels. S’il allait jusqu’à invoquer le droit d’avorter comme preuve de la liberté des femmes dans la culture française, il reculait au contraire devant l’égalité en matière de mariage et d’adoption. Le candidat s’en justifiait du reste à grand peine : « je suis né hétérosexuel »… Bref, la démocratie sexuelle est réduite en France, à la différence des Pays-Bas, à son versant hétérosexuel.



Il n’empêche : si l’égalité des droits n’est toujours pas à l’ordre du jour en France, l’homophobie n’en est pas moins déjà renvoyée vers les « autres » – « chez eux », à l’étranger (avec la campagne menée par Rama Yade pour la dépénalisation de l’homosexualité dans le monde), ou bien, si c’est « chez nous », alors seulement « parmi eux » (dans les banlieues racialisées). Au moment même où la montée de la xénophobie et du racisme hantent la politique en France et en Europe, on voit bien l’enjeu d’une telle opération. « Au bout du compte, » conclut Brahim Naït-Balk, « j’aurai davantage souffert de la haine homophobe de la part de personnes partageant mes origines que du racisme antiarabe. » L’homophobie des « autres » peut contribuer à faire oublier, à excuser voire à justifier le racisme dont ils sont eux-mêmes victimes : c’est parce qu’ils sont censés refuser les valeurs de la démocratie sexuelle qu’ils se verraient exclure de la citoyenneté.



Il ne s’agit pas, en réaction contre une telle instrumentalisation, et pour ne pas aggraver la stigmatisation des cités et des quartiers, de nier la réalité du sexisme ou de l’homophobie en banlieue. En revanche, il importe de voir combien ce qui nous est donné à voir, dans le témoignage comme dans l’enquête, et au-delà dans les médias, est circonscrit non seulement par la réalité empirique, mais aussi par un prisme rhétorique qui en détermine la réception. Or la caricature n’est pas moins problématique que le déni.



Ainsi, la démarche de Brahim Naït-Balk est double : il aspire à « briser le tabou qui règne encore sur l’homosexualité, en particulier dans les milieux maghrébins, où l’on nie que cela existe, mais aussi », ajoute-t-il, « dans les esprits occidentaux, qui préfèrent que cela reste caché. » Pourtant, on n’en retiendra le plus souvent que la première partie – soit la logique du titre (la cité) et du sous-titre (la culture maghrébine). C’est le cas pendant la controverse opposant le Bebel Créteil à son club, le Paris Foot Gay. Tout se passe alors, dans les médias, comme si l’homophobie renvoyait seulement à l’islam. Pourtant, chacun sait la banalité du sexisme et de l’homophobie dans le monde du football – sans parler du racisme qui y sévit...



C’est d’ailleurs au même moment qu’on s’amuse dans la presse des écarts de langage à répétition de Louis Nicollin. Le 31 octobre 2009, le président du club de Montpellier traitait en effet le capitaine de l’équipe d’Auxerre, après une rencontre, de « petite tarlouze », avant de l’appeler au téléphone pour s’excuser : « on est des hommes, pas des gonzesses. » Or on ne fait pas alors ce rapprochement. De fait, à la différence du Bebel Créteil, « Loulou » (c’est son surnom) n’est pas sanctionné, mais surtout, nul n’invoque quelque « culture blanche » pour rendre compte de son sexisme et de son homophobie. C’est pourtant le même qui défend les propos de Georges Frêche sur la trop grande présence des Noirs dans le football : « Et eux, si tu vas jouer dans je ne sais pas quelle équipe et qu’il y a que des Blancs, ils vont dire ‘y a trop de Blancs !’ » Bref, « ils sont plus racistes que nous ».



La banlieue n’a donc pas le monopole du sexisme et de l’homophobie. Dira-t-on pourtant que ces travers y sont plus qu’ailleurs prononcés ? Ou qu’ils s’y expriment davantage de manière ouverte ? En tout cas, il vaut la peine de s’interroger sur les causes de cette réalité, qu’il s’agisse d’exacerbation ou d’explicitation. Le livre de Franck Chaumont nous en donne une explication, guère relayée par des médias plus friands de détails sur l’homophobie des banlieues que sur le racisme homosexuel à l’égard des gays des cités. Or, « rejetés par leur entourage au cœur de leur ‘ghetto’, les homos des cités ne s’intègrent pas pour autant à la ‘communauté homosexuelle’ qui vit librement sa vie à Paris et ailleurs. »



Ainsi, « Majid préfère les garçons aux filles, mais il déteste les pédés. » Ce jeune a-t-il intériorisé l’homophobie dont il pâtit dans la cité ? Sans doute. En effet, « le rapport libéré des ‘Gaulois’ à l’homosexualité le choque. » Mais il y a plus : si Majid « n’en entretient pas moins avec les Blancs un rapport ambigu », c’est qu’il sait représenter pour eux un fantasme de « racaille » : « nous sommes leur fantasme, ils rêvent de ‘se faire tourner ’. » De même, « dans les bars branchés du Marais à Paris, on demande à Nadir s’il est intéressé par un ‘plan cave ’. » Quant à François, bobo parisien de quarante ans dans l’industrie du luxe, il raconte comment, « quand je suis avec des amis, j’en invite plusieurs [des jeunes ‘Rebeus’] et, surtout, on leur demande de nous baiser en gardant leur survêtement. » Et d’expliquer : « ils sont à notre opposé et c’est ce qui nous fait triper. »



L’exotisme sexuel se nourrit ainsi d’un racisme qui, en retour, alimente l’homophobie des objets de ce fantasme racialisé – qu’ils soient eux-mêmes homosexuels, ou non, ou encore que leur identité se coule malaisément dans cette alternative binaire. On l’aura compris : il ne suffit pas de rappeler que l’homophobie existe toujours hors des quartiers, qu’elle se dise crûment, comme dans le milieu du football, ou de manière plus euphémisée, comme par exemple dans le monde universitaire, ou bien encore tour à tour des deux façons, à l’instar de la classe politique. Il importe aussi de comprendre qu’on ne peut pas comparer l’homophobie des cités et le racisme de la société comme s’il s’agissait de deux faits sociaux étrangers l’un à l’autre. Sans doute la première sert-elle à justifier parfois le second ; mais en même temps, le second attise la première.



La figure du « ghetto » peut ici nous servir de repère. Dans les années 1990, on dénonçait le « ghetto gay » en appelant les homosexuels à la discrétion. La rhétorique républicaine s’opposait donc, au nom de l’universalisme, à tout communautarisme « à l’américaine ». Avec les années 2000, on a l’impression d’un renversement : sans doute s’en prend-on toujours au « ghetto » ; mais c’est la cité, et non plus le Marais, qui est visé. Et l’on fait désormais grief aux banlieues de condamner les homosexuels à la discrétion : ces « clandestins de la République » auraient vocation à être libérés de leur communauté d’origine pour s’épanouir dans la communauté homosexuelle à laquelle ils feraient mieux d’appartenir.



Toutefois, ce qui reste encore largement impensé, c’est moins l’opposition que le lien entre les deux – soit entre « l’homo-ghetto », ces quartiers qu’on nous présente aujourd’hui comme une prison homophobe, et le « ghetto homo », qui n’échappe aucunement aux logiques raciales traversant la société (et la sexualité) : l’un et l’autre se constituent aujourd’hui, pour une part, en miroir. Le culturalisme appliqué aux banlieues participe ainsi du problème qu’il prétend décrire et dénoncer. Il ne s’agit donc pas de taire l’homophobie des cités ; mais pour la dire sans la renforcer, il convient de déjouer les pièges d’une rhétorique qui, en opposant « eux » à « nous », condamne les premiers à se définir en opposition aux seconds, comme en réaction à la bonne conscience, non dénuée de racisme, d’une démocratie sexuelle dont l’exigence n’est hélas, le plus souvent, imposée qu’aux autres.



Ce texte vient de paraître, le 1er décembre 2010, sur le site de la nouvelle revue en ligne Métropolitiques.

lundi 27 septembre 2010

Pantalon : Quand les femmes portent la culotte

Pantalon : Quand les femmes portent la culotte
http://www.hebdo.ch/pantalon__quand_les_femmes_portent_la_culotte_61291_.html

Par Florence Perret - Mis en ligne le 23.09.2010 à 15:54

Spécialiste de l’histoire des femmes et des gender studies, la Française Christine Bard publie un ouvrage étonnant qui décortique l’histoire, politique notamment, du pantalon.

En France, une loi interdit toujours le port du pantalon aux femmes. Comment est-ce possible?

Cette ordonnance de la Préfecture de police de Paris qui interdisait aux femmes de s’habiller en homme est tombée en désuétude, mais les tentatives pour l’abroger ont échoué, jusqu’à présent.

Elle est devenue inapplicable: comment identifier une «femme qui s’habille en homme» aujourd’hui? Mais le symbole demeure: on rappelle avec cette ordonnance que les apparences des deux genres sont bien différenciées, qu’il faut pouvoir identifier facilement le sexe de tout individu.

Cela renvoie à une loi religieuse (Deutéronome) et civile (interdiction du travestissement).

Pourquoi ne l’abroge-t-on pas?

Lorsque Marie-Rose Astié de Valsayre demande par pétition aux députés de l’abroger, en 1887, elle n’a pas de réponse.

Quand Maurice Grimaud, préfet de police de Paris, est saisi par une demande d’abrogation, en 1969, il répond qu’il est «sage de ne pas changer des textes auxquels les variations prévisibles ou imprévisibles de la mode peuvent à tout moment rendre leur actualité».

Lorsque je le contacte quarante ans plus tard pour lui demander la vraie raison, il avoue, un peu honteusement, préférer les femmes en jupe et qu’assurément, ses goûts personnels n’auraient jamais du rentrer en ligne de compte!

La question devient à la fin du XXe siècle «pittoresque». Un député UMP a à nouveau demandé l’abrogation en 2004, puis un groupe de radicaux socialistes en 2010. Pour le 1er avril! La dimension symbolique n’est pas prise en compte.

Qui a inventé le pantalon?

Le pantalon existe depuis des siècles sous d’autres noms. Les Gaulois portaient des braies: une culotte longue et large. Dans le Nord de l’Europe, ce type de vêtement est fréquent, surtout pour les hommes qui montent à cheval.

Mais le vêtement ouvert existe aussi dans le vestiaire masculin: les Romains jugent leur toge supérieure au vêtement fermé des «Barbares». La culotte longue et large restera portée par les hommes qui travaillent, paysans, marins, artisans...

Quant au mot «pantalon», il arrive en France avec la commedia dell’ arte et le personnage de Pantalon, qui porte une culotte longue et étroite comme celles les Vénitiens... surnommés pantaloni parce qu’ils célèbrent le culte de Saint Pantaleone.

Que portait-on avant?

Au Moyen Âge puis à l’époque moderne, le vêtement masculin évolue dans les classes aisées: haut-de-chausse (fermé en haut des cuisses), culotte (fermée au niveau du genou).

Ces vêtements mettent en valeur les jambes, permettent une érotisation du corps masculin qui disparaîtra avec la généralisation du pantalon bourgeois.

Quand le pantalon a-t-il pris une dimension politique?

Le pantalon est devenu un emblème politique avec les sans-culottes, en 1792. Dans le nom même de leur tendance politique, ils mettent en avant le pantalon (être sans culotte, c’est porter un pantalon, comme les artisans).

D’insulte, le mot «sans-culotte» est devenu une catégorie politique. La Révolution est un moment d’intense politisation des apparences. Le pantalon en donne un bon exemple.

Il s’agit donc de comprendre ce qui se produit pour les hommes, qui passent de l’ancien modèle aristocratique à un nouveau modèle qui sera appelé «bourgeois»: cela se traduit par l’uniformisation de leur costume, le pantalon devient porteur des nouvelles valeurs: liberté, égalité, puis fraternité.

Mais les femmes sont exclues de cette révolution. Elles ne connaissent pas la «grande renonciation» masculine aux fastes des apparences. Elle deviennent le «Beau sexe» paré, sans pouvoir.

Des femmes en portaient-elles déjà?

Non, sauf exceptions. Les danseuses pouvaient porter des culottes fermées sous leurs jupons. Il existe aussi des culottes longues pour les cavalières: un portrait équestre de Marie-Antoinette en montre.

Incognito, des femmes prennent le pantalon, l’uniforme, pour rejoindre les armées. Les premières à avoir le droit de porter un pantalon sous une jupe sont les cantinières, pendant la Révolution. Il s’agit d’un uniforme, et donc d’un pantalon spécifique.

Qui sont les premières à l’avoir osé?

En réalité, la peur du pantalon féminin a précédé son existence. On découvre d’abord des pantalonnées de fiction, dans des discours ou des images hostiles à l’émancipation des femmes.

Un exemple que je développe est l’hostilité au courant saint-simonien et à son apologie de la «femme libre».Les détracteurs de ce courant socialiste imaginent donc la saint-simonienne en pantalon, ce qui paraît très inesthétique, ridicule, indécent, provoquant...

Les premières militantes du pantalon sont les féministes américaines. Amelia Bloomer invente un pantalon en 1851 auquel elle donne son nom: le bloomer, culotte bouffante portée sous une tunique arrivant jusqu’au genou.

Le bloomérisme va beaucoup inspirer les caricaturistes. Ridiculisées, les premières féministes en pantalon devront renoncer à leur vêtement. En France, la célèbre féministe Jeanne Deroin rend hommage à ces «intrépides Américaines» qui ont le goût de la liberté et beaucoup de sens pratique.

Q’est-ce qui motive l’interdiction de novembre 1800?

C’est un des éléments de la remise en ordre de la société après le séisme de la Révolution. C’est aussi une décision qui, comme la fermeture des écoles de Beaux Arts aux femmes, la même année, annonce le renforcement de la domination masculine.

Le Code civil, en 1804, va faire de la femme mariée une mineure. Elle appartiendra à son mari comme l’arbre au jardinier, pour reprendre la formule de Napoléon. Il faut dans ce système très inégalitaire pouvoir reconnaître une femme.

L’une des histoires les plus touchantes pour moi, dans cette recherche, est celle d’une ouvrière parisienne, au XIXe siècle. Un jour, elle découvre que dans l’atelier voisin, les hommes fabriquent la même chose que dans l’atelier féminin qui est le sien, mais qu’ils gagnent deux fois plus.

Elle décide alors de démissionner, se fait couper les cheveux, s’habille en homme et revient se faire embaucher à côté. Ni vue ni reconnue, elle pourra ainsi accumuler un pécule qui lui permettra de devenir une travailleuse indépendante.

C’est aussi l’ordre économique fondé sur l’exploitation du travail féminin que protège l’ordonnance.

Qu’en était-il alors en Suisse?

Je n’ai pas fait l’enquête. Souvent la tradition suffit à imposer la différence vestimentaire. En milieu rural, et sous un contrôle religieux intrusif, il est difficile d’échapper à la norme.

Mais il a des exceptions tolérées en montagne, en raison des rigueurs du climat hivernal qui justifient le port d’un vêtement fermé, le pantalon, plus chaud, protecteur, et même plus décent en cas de chute.

Dans mon livre, vous trouverez une carte postale du début du XXe siècle montrant une bergère en pantalon près de Champéry, localité suisse.

L’appartenance à des milieux aisés urbains ouvrent alors des possibilités d’émancipation... vestimentaire. Pensons aux exploratrices comme Ella Maillart.

Dans quelles circonstances les femmes avaient-elles le droit d’en porter?

J’en ai déjà cité quelques unes. Le sport a joué un rôle majeur. Les femmes qui aimaient le pantalon pouvaient toujours prétendre qu’elles s’habillaient pour pratiquer leur sport favori.

La bicyclette a été un accélérateur de la réforme du costume féminin ; elle a mis à la mode la culotte de zouave, un pantalon court et bouffant.

Au théâtre, il existait des rôles travestis, très fréquents fin XIXe-début XXe siècle. Il y a une évolution incontestable à cette époque.

Mais je montre dans un chapitre consacré à la championne sportive Violette Morris que la liberté n’était pas pour autant assurée en toutes circonstances. Telle une épée de Damoclès, l’ordonnance de 1800 restait suspendue au dessus des têtes...

Des autorisations de travestissement d’une durée de six mois étaient possibles, à condition de produire un certificat médical, et de ne pas s’exhiber dans cette tenue.

Quel danger représentait une femme pantalonnée?

La dangerosité sociale de la femme pantalonnée est soulignée dans d’innombrables discours, pamphlets, dessins humoristiques.

C’est le cœur de mon livre, sa raison d’être: pourquoi tant d’opposition? Et pourquoi cette crispation sur le pantalon en particulier?

C’est très simple: le pantalon, dès 1793, est devenu le signifiant majeur de la femme émancipée, affranchie, sur tous les plans, notamment sexuel, économique et politique.

Quels risques encouraient les rebelles?

Cela dépend. Etaient-elles travesties, utilisaient-elles une identité masculine? Si oui, elles pouvaient être dénoncées, jugées, condamnées.

Certaines femmes portaient un pantalon sans pour autant se travestir: elles étaient vues comme des excentriques, ou comme des tribades (homosexuelles).

D’autres portaient le pantalon pour travailler, pas nécessairement par choix, par exemple dans les usines de la Grande Guerre.

Quelles célébrités l’ont adopté en premier?

Mon livre s’appuie effectivement sur des portraits de femmes, célèbres ou pas, qui ont pris la liberté de porter le pantalon, souvent d’ailleurs sans en demander l’autorisation.

George Sand leur sert de modèle. Il y aura aussi la peintre Rosa Bonheur, l’archéologue Jane Dieulafoy, des écrivaines: Gyp, Rachilde, Marc de Montifaud, sans oublier des militantes: la Communarde Louise Michel, ponctuellement, et la féministe Madeleine Pelletier, théoricienne de la virilisation des femmes à laquelle je consacre un chapitre entier.

Est-ce là le début de sa démocratisation auprès de la gent féminine?

La démocratisation ne vient que dans les années 1960, grand tournant politique, porteur de multiples mouvements contestataires.

Du côté des filles, il y a un double symbole: le pantalon et la minijupe. Du côté des garçons, les cheveux longs. On achète désormais le pantalon en prêt-à-porter. Le jean fait une percée fulgurante et devient un vêtement mixte.

Le pantalon féminin symbolise non seulement la jeunesse mais aussi la modernité de la femme «active», qui accède également aux loisirs.

La vie des femmes se transforme, avec l’allongement des études, l’augmentation du travail salarié, la réforme du code civil, et bientôt, l’accès à la contraception (loi de 1967).

Et les politiciennes, quand s’y sont-elles mises?

Elles subissent des contraintes plus fortes que les femmes «ordinaires» et ont commencé à porter plus tard des ensembles veste-pantalon.

La première ministre française en pantalon, c’est 1976, et elle se fait copieusement réprimander par le Premier ministre qui lui reproche de porter atteinte à l’image du pays...

En raison de l’importance de la mode parisienne pour l’économie et aussi d’un imaginaire national où l’élégance compte beaucoup, la France n’a pas été du tout un pays pionnier pour le pantalon. Les hôtesses d’Air France n’ont obtenu le droit de le porter qu’en 2005!

Certaines femmes sont toujours interdites de pantalon...

Dans des pays démocratiques, on peut trouver des interdictions visant les filles scolarisées dans des écoles religieuses. En France, le droit du travail permet à l’employeur d’imposer à ses salariées en contact avec la clientèle une jupe.

Récemment, le Soudan a attiré l’attention internationale: la journaliste Loubna Ahmed al-Hussein a été condamnée à 40 coups de fouet pour le port de ce vêtement jugé indécent. Elle est exilée depuis 2009.

Les fanatismes religieux se rejoignent sur la question du vêtement: long, couvrant et ouvert pour les femmes, afin de protéger les hommes de tout risque de désir!

Le pantalon, même féminisé, est-il toujours signe de pouvoir?

Les femmes qui exercent un certain pouvoir choisissent souvent le pantalon, tout en lui associant des touches féminines, afin d’éviter le reproche de la masculinisation, laquelle reste perçue négativement.

Le pantalon sert généralement, sauf s’il est moulant, taille basse, très fin, à masquer le bas du corps. Il crée de l’égalité avec celles qui ont de belles jambes, dit Sonia Rykiel. Il permet de «vivre sans serrer les genoux», merveilleuse formule!

Il est toujours très difficile pour les femmes d’accéder aux véritables leviers du pouvoir, mais l’histoire récente montre des avancées symboliques: pour la France, la nomination de Michèle Alliot-Marie au ministère de la Défense en 2002 est une étape importante. La féminisation de la police et de l’armée, avec des uniformes pour les nouvelles recrues, aussi.

Comment se fait-il que la jupe soit aujourd’hui auprès de certaines (jeunes) femmes, un signe de rébellion?

Elles réagissent à la pression machiste qui voudrait les obliger à cacher leur corps, à voiler leurs jambes avec un pantalon.

Elles disent qu’elles «assument» et «revendiquent» leur féminité, et c’est la jupe qui exprime, pour elles, leur fierté de genre, en quelque sorte. C’est très nouveau.

Cela prend une forme politique avec Ni putes Ni soumises en 2003, qui formule le «droit à la féminité». Cela continue avec le Printemps de la jupe qui apparaît en France en 2006, loin des banlieues où la violence sexiste est forte: dans le canton de Vitré, près de Rennes, on découvre que partout, dans tous les milieux, les jeunes voient la jupe comme un signe de provocation sexuelle.

Puis vient le film, "La Journée de la jupe", avec Isabelle Adjani: la fiction rejoint la réalité. C’est un grand succès, en 2009, qui attire l’attention sur le problème.

Souvenons-nous aussi de Ségolène Royal, candidate arborant des tenues très féminines, en 2007, ou les ministres glamour, telles que Rachida Dati...

’ultraféminité peut donner l’illusion de procurer du pouvoir (le «girl power» ..) mais nous sommes en réalité toujours dans un système de «valence différencielle des sexes» (François Héritier) où ce qui est codé féminin reste inférieur à ce qui est codé masculin.

Et vous, qu’est-ce qui vous fascine tant dans ce vêtement que vous étudiez depuis vingt ans?

Ce qui est intriguant, c’est ce rapport entre les apparences vestimentaires et le politique, c’est la place que prend un vêtement dans l’histoire des relations entre les sexes. C’est énorme.

Et il faut dire aussi que j’ai beaucoup ri. L’humour accompagne toute cette histoire. Cela éclaire sous un jour différent et original l’histoire du féminisme et de l’antiféminisme.

C’est aussi un sujet très actuel. La contestation des normes et des rôles genrés passe aujourd’hui encore par le langage vestimentaire. Un certain nombre d’hommes en jupe développent par exemple une argumentation féministe.

Personnellement, je «suis» plutôt pantalon (intéressante expression: on est le vêtement que l’on porte), comme 9 femmes sur 10 me semble-t-il parmi celles que je croise tous les jours dans la rue.

Mais j’aime aussi la jupe, la jupe des filles et la jupe des garçons. Mes goûts sont éclectiques, j’aime la diversité, le métissage, j’ai envie de défendre la jupe et le pantalon, librement choisis, par toutes et tous.

Le droit des hommes à la parure me paraît important. Je suis pas du tout «fascinée» par le pantalon. Au contraire, c’est un vêtement simple qui fait moins de mystères que la jupe. "Ce que soulève la jupe", ouvrage que j’ai publié en mars dernier, m’a permis d’approfondir cette question du féminin, à la fois érotisé et infériorisé.

Une histoire politique du pantalon, de Christine Bard, éditions du Seuil, 380 p.

Profil
Christine Bard

Professeur d’histoire à l’Université d’Angers. Auteur notamment des Garçonnes (Flammarion, 1996) et de Ce que soulève la jupe (Autrement, 2010).

vendredi 17 septembre 2010

Toujours jupe mais plutôt pantalon, les filles !

Toujours jupe mais plutôt pantalon, les filles !
vendredi 17 septembre 2010

Ouest-France

Vous êtes plutôt jupe ou pantalon ? « Les deux », répondent la plupart des femmes d'aujourd'hui. Avec une nette préférence « pour le côté pratique » du pantalon. Pour éviter d'avoir à trancher, le matin devant la glace, on en connaît même qui le combinent avec une robe.



Que de chemin parcouru depuis le XIXe siècle de George Sand ! Une des premières à l'avoir adopté, avec l'artiste Rosa Bonheur, malgré l'ordonnance de la préfecture de police de Paris, datée du 7 novembre 1800, interdisant aux femmes « le port des habits de l'autre sexe ».

Le pantalon de George Sand était avant tout « un pantalon d'écrivain » « qui se doit de tout voir, tout connaître, rire de tout », précise l'universitaire angevine Christine Bard dans sa passionnante Histoire politique du pantalon. C'est « dans une logique égalitaire » qu'elle le portait, à la différence de féministes qui s'en sont clairement emparées comme d'« une arme politique pour défier la domination masculine ».

Ce vêtement fermé a mis du temps à s'imposer chez le commun des femmes. En France, il a fallu attendre 1968 pour qu'il soit autorisé aux lycéennes, toléré au restaurant et... 1978 pour que l'Assemblée accepte sa première femme députée en pantalon (la communiste Chantal Leblanc).

« On se défend mieux en pantalon »

Ce long combat, mené avec l'aide de couturiers comme Rykiel, Saint-Laurent, touche toujours. Pourtant souvent en jupe, Aïda, assistante dans une grande entreprise rennaise, estime que « l'on a davantage d'assurance, on se défend mieux en pantalon ». « Et puis, c'est plus facile à porter. Moins cher. Pas besoin d'acheter de collants », ajoute sa collègue Marie. Elles ont la quarantaine. Dans la corporation, très féminine, des secrétaires, « savoir se présenter fait partie de la formation ». Longtemps, c'est passé par la jupe. Cela dit, « on peut être chic en pantalon. Moins dans la séduction peut-être. Encore que... »

Aujourd'hui, le monde professionnel l'accepte mieux. Mêmes les hôtesses de l'air ne montrent plus forcément leurs jambes, en l'air. Chez Air France, elles disposent de deux panoplies depuis cinq ans. « Sur les moyen-courriers, elles sont toutes en pantalon », observe Anne, voyageuse croisée à l'aéroport de Rennes. Étudier les Dress codes (codes vestimentaires) fait partie du boulot de cette trentenaire, responsable marketing dans le domaine de la mode et du sport. Souvent en pantalon. Il est parfois plus dur de se mettre en jupe.

« Ça renvoie une image de poupée. Je le fais pour déstabiliser, interpeller. Ou me faire plaisir. Plutôt en été qu'en hiver. Rarement pour un rendez-vous important. Dans ce cas, je mets un pantalon noir, ou un jean brut bien coupé, un chemisier blanc, des chaussures à talons un peu vintage. C'est drôle, plus j'ai gravi d'échelons professionnellement, moins j'ai mis de jupe. Cela dit, ajoute-t-elle, aujourd'hui, nous les filles, on a la chance de pouvoir jouer avec plusieurs panoplies. Les hommes n'ont pas ce choix... »




Pascale VERGEREAU.

samedi 28 août 2010

Le pouvoir Royal du pantalon

27 août 2010
Le pouvoir Royal du pantalon

royal2.1282908333.jpgNon la politique ne se résume pas à des histoires de fric frusques, mais Ségolène Royal semble bien nous dire quelque chose aujourd’hui à l’ouverture de l’université d’été des socialistes de la Rochelle. Elle a fait le ménage dans sa garde-robe. Exit les tenues 16e, ou versaillaises, type Paul K, rouges, écrues, ou blanches à la Sharon Stone. Chassés les cols d’amazone conquérante qu’elle portait pendant sa campagne présidentielle. Même plus de tuniques bobo Antik Batik, ni de souvenir d’Inde (on se souvient de la tunique bleue portée au Zénith, l’année dernière).

Alors quoi ? Eh bien un tailleur pantalon, comme aimait sa collègue Martine Aubry, mais sans faute de goût : si la veste est à rayures tennis, le pantalon, lui est uni et près du corps. Rayures oui, mais point trop n’en faut. Aux pieds de jolis escarpins. Signe d’une nouvelle émancipation ?

Dans un livre intitulé Une histoire politique du pantalon, Christine Bard revient sur la conquête du pantalon et les résistances qu’elle a en engendrées (voir Monde des livres du 26 août) et pourtant on se bat pour porter la jupe sans se faire traiter de noms d’oiseaux, ce qu’affirme Christine Bard.

“SI C’EST MON PANTALON QUI VOUS GÊNE, JE L’ENLÈVE DANS LES PLUS BREFS DÉLAIS !”

aubry1.1282908503.jpgUn jour de 1972, rappelle ce même article, “une conseillère d’Edgar Faure, ministre des affaires sociales, déboula à l’Assemblée nationale pour lui porter un message. Elle avait 26 ans et s’appelait Michèle Alliot-Marie. Les huissiers, choqués par sa tenue, voulurent l’empêcher de pénétrer dans l’hémicycle : “Si c’est mon pantalon qui vous gêne, je l’enlève dans les plus brefs délais !”"

Le pouvoir de la mini-jupe est un peu plus compliqué à assumer. Etre sexy en politique crame une carrière (les tenues cuir de Rachida Dati ont fait long feu). Prudente, Martine Aubry a laissé tomber le tailleur pantalon et a choisi de piquer l’idée Royal de l’année dernière : la blouse bobo. Elle a troqué ses boucles d’oreilles “créatrices de polémiques” (on lui a reproché d’entrer dans le clan bling bling avec ses diamants d’oreille et son collier Dinh Van) contre un collier en toc. Royal, elle, porte des boucles, mais sans diamants. Des fleurs… Saluons également l’effort minimaliste - et nécessaire - de Martine Aubry : un balayage “effet coup de soleil”, un maquillage nude et le foulard madras qui relève la triste grisaille de sa blouse. Un petit bémol pour Madame Royal : la coupe de cheveux et les boucles d’oreilles auraient suffi à féminiser le costume, le revers tapisserie lamé de la veste tennis est peut-être un peu… superflu.