dimanche 18 octobre 2009

Allaiter, c'est féministe ou pas ?


Allaiter, c'est féministe ou pas ?


http://www.rue89.com/2009/03/05/allaiter-cest-feministe-ou-pas-0


Par Renée Greusard | Etudiante en journalisme | 05/03/2009 | 18H32


Lors d'une manifestation pour promouvoir l'allaitement au Brésil (Paulo Santos/Reuters).

C'était mardi dernier. L'Académie de médecine préconisait dans un rapport l'allaitement maternel et des congés postnatals plus longs. Je me suis demandé ce qu'en pensaient les féministes. Furax contre une nouvelle pression sur les femmes ? Pas vraiment.Elles sont plutôt divisées sur la question.

Premier réflexe : appeler Héloïse, ma copine féministe, militante depuis peu aux Tumultueuses. Au bout du fil, elle s'offusque contre la tentation de prendre les femmes pour des « vaches à lait ». Elle n'est pas du tout contre l'allaitement, mais dénonce « un discours ambiant pro-allaitement » :

« Ce qui m'agace le plus, c'est que la société n'entende pas que c'est long, que c'est notre corps et qu'on a le droit d'en disposer. Dans les faits, ça prend cinq heures par jour et ça fait mal. Donc, il faut vraiment que ce soit un choix. »

En 2006 déjà, Libération avait publié un article (« Ce sacro-sein allaitement ») qui m'avait surprise. Eduquée au : « l'allaitement, c'est merveilleux et c'est bon pour la santé de l'enfant », j'avais été étonnée de découvrir des femmes qui se plaignaient du regard de la société.

« Etre un animal »

OK. Donc, les féministes dénoncent toutes les pressions exercées sur les femmes pour allaiter ? Ce n'est pas le cas de Marie-Sophie, une consœur journaliste et féministe :

« Il me semble que si tu veux allaiter, c'est un combat. Il faut te justifier, assumer d'être un “animal”, avoir la force d'aller au taf avec son tire-lait, ou de rester plusieurs mois à la maison et se faire mal voir par son entreprise… »

Emma, l'une des trois auteures du blog Mauvaise Mères, a choisi d'allaiter. Elle n'a pas trouvé ça facile du tout et s'est effectivement sentie jugée au travail :

« C'est clair que ça fait sourire les collègues quand on part à 18 heures pour l'heure de la tétée. »

Au Planning familial, Anne, une conseillère féministe partage pleinement son avis. Pour elle, la pression vient de partout :

« L'image de la mauvaise femme qui allaite est quand même bien présente. Combien de fois, on entend “Comment ça vous allaitez dans un espace public ? Vous n'avez pas honte ? ” »

De quoi agacer encore plus Marie-Sophie :

« Ça choque beaucoup les gens qu'on montre un sein dans la rue. En revanche, les femmes à poil sur les affiches publicitaires, ça ne choque pas. »

Et Anne d'expliquer qu'elle a même ressenti un jugement de la part des ses amies féministes :

« Etre féministe et avoir un enfant, ce n'est pas évident. Mes amies me disaient “Tu es féministe et tu allaites ? Mais qu'est-ce que tu fous ? ” »

L'allaitement victime de Vichy

Claude Didierjean Jouveau est animatrice en France de la Leche League, association d'information et de soutien aux femmes qui aillaitent. En 2003, elle avait publié un article pour la revue Spirale, sur les relations des féministes à l'allaitement.

« Les rapports entre féminisme et allaitement n »ont jamais été simples, et ont beaucoup varié selon les époques et les pays », y explique-t-elle, avant d'évoquer les militantes du début du siècle dernier, favorables à l'allaitement, puis celles de l'après-Vichy, qui s'y sont au contraire opposées :

« Le gouvernement de Vichy exaltait tellement l »idée de la mère et de la femme au foyer (« Travail, famille, patrie »), accompagnée d »une telle régression des droits des femmes, qu »on peut comprendre qu »on ait ainsi « jeté le bébé avec l »eau du bain »… »

Aujourd'hui, Claude Didierjean-Jouveau estime qu'au niveau sociétal, « c'est vrai que l'idée que c'est mieux d'allaiter a un peu pris le dessus ». Concrètement, à la Leche League, on estime que 64% des bébés français sont allaités.

Quel que soit leur choix, les femmes ressentent toujours des pressions, dans un sens comme dans l'autre. Conclusion d'Anne, du Planning familial :

« Dans tous les cas on est toujours une mauvaise femme, une mauvaise mère et une mauvaise féministe. »



30/11/2006
Ce sacro-sein allaitement

ROTMAN Charlotte
http://www.liberation.fr/vous/010167892-ce-sacro-sein-allaitement

Quand elle est arrivée à la maternité, pour sa première réunion d'information, une sage-femme lui a dit : «Ici, on allaite.» Au moins, c'était clair. «Ils sont dans un trip nature, ils favorisent les projets sans péridurales. Et l'allaitement, ils pensent que c'est ce qu'il y a de mieux pour les bébés.» Sonia, 30 ans, Parisienne, n'a pas avoué qu'elle ne souhaitait pas du tout allaiter. «Tout le monde hochait la tête et disait : "C'est vachement bien." Je n'ai pas osé demander s'ils avaient quand même des biberons.» Sonia va accoucher à la fin du mois, et elle «flippe» : et si on ne lui donnait pas le médicament qui empêche la montée de lait ? «L'allaitement, peut-on lire sur un prospectus de la Leche League, ardent prosélyte, c'est la santé, c'est économique, c'est écologique, c'est la liberté, c'est naturel.» Dans un ordre ou dans un autre, ces arguments sont toujours servis dans un même but : encourager les femmes à allaiter. Quitte à donner mauvaise conscience à celles qui n'en ont aucune envie.

Point de salut

On ne compte plus les articles qui vantent «les bienfaits de l'allaitement maternel», «pas assez pratiqué en France» (60 % des femmes allaitent au sortir de la maternité). Ni les bouquins de pédiatrie qui affirment que «breast is best», comme le disent les Britanniques. L'OMS le préconise. La CPAM du Morbihan a même décidé en 2003 de donner une «prime à l'allaitement» de 50 euros pour un allaitement minimum d'une semaine. Parfois, la question est posée avec un sourire entendu, en désignant le nouveau-né : «Tu le nourris ?» Comprendre : «Tu allaites ?» Et si la réponse est non, on est bonne, au mieux, pour un silence désapprobateur. Ou pour une bonne leçon de morale : «Mais tu sais que c'est mieux pour l'enfant...» Et voilà la longue liste des bénéfices de l'allaitement : le bébé sera «moins malade» (plus d'anticorps), aura «moins d'allergies», voire sera plus intelligent. Que les générations de bébés nourris au lait artificiel se rassurent, cette dernière hypothèse a été très sérieusement démentie (1).

Camille est enceinte de huit mois. La question de l'allaitement, on la lui pose «tout le temps». Son beau-frère : «Tu fais comme tu veux, mais... c'est plus naturel, ça donne plein d'anticorps.» Sa belle-mère : «Vous faites comme vous voulez, mais... essayez au moins quinze jours.» «Je n'ai pas pris de décision, ajoute-t-elle, mais là, c'est une dictature.» «Un diktat», dit à son tour Emmanuèle, 39 ans, mère de deux enfants nourris au biberon. Elle a du mal à supporter qu'on fasse des femmes allaitantes «des héroïnes de la maternité». Et du lait maternel, le seul salut. «C'est comme si quelqu'un s'invitait dans ma chambre à coucher et venait me dire "la position du missionnaire, c'est ce qu'il y a de mieux".»

Mauvaise mère

«Ne pas allaiter, c'est être une mauvaise mère», constate Elsa, 28 ans, ingénieure en biologie.A l'hôpital, on le lui a répété : «L'allaitement, c'est la meilleure chose.»«Ça doit rester un choix, mais tout le monde s'en mêle.» Elsa a donc allaité sa petite fille, née il y a trois mois. «Non seulement il faut le faire, mais en plus avec le sourire.» Pour elle, cela s'est mal passé (« je me sentais vampirisée»). Elsa a choisi de passer au biberon. Tout en se répétant en boucle la nuit où elle a pris sa décision : «Pourquoi ça ne me plaît pas ? Je ne suis pas normale.» A son pédiatre, à ses collègues qui ont allaité (y compris après leur fin de congé maternité, en profitant des pauses tire-lait prévues par la loi), elle n'a osé avouer pourquoi elle avait arrêté de donner le sein.

Sacrifice, angoisse et fusion

Flora n'a pas allaité son premier fils. Toutes ses copines, elles, ont donné le sein. «Et c'est toutes des filles qui bossent, qui ne sont pas homéopathie et bioénergie et tout ça.» Enceinte d'une deuxième enfant, elle n'a pas envie de ce «truc sacrificiel». La fusion avec l'enfant, «l'imbroglio psychologique que cela crée» l'angoissent plus qu'autre chose. Elle ne voulait pas non plus que son compagnon soit «tenu à l'écart». Mirabelle pensait qu'elle aimerait ça. «Je n'ai eu aucune pression directe, si ce n'est que, dans l'inconscient collectif, tu ne peux pas ne pas le faire.» Elle a eu aussi les encouragements de sa mère. «Elle m'a dit : "Tu verras, c'est simple, c'est formidable."» Mirabelle s'est sentie comme «une vache laitière», «aliénée» et en plus sa fille «crevait de faim». Au bout de quinze jours, elle s'est finalement décidée à aller voir un médecin qui lui a dit grosso modo : «Il vaut mieux une mère épanouie qui file le biberon.» Soulagement : «Pour la première fois, quelqu'un me déculpabilisait. Jusque-là, je voyais l'allaitement comme quelque chose de naturel que je n'étais même pas capable de faire.» Mirabelle a détesté allaiter. Mais, si elle a un deuxième enfant, elle pense qu'elle essaiera à nouveau : «C'est l'image que j'ai de la bonne mère.» Malgré tout.

(1) En 1929 était née l'idée selon laquelle allaiter augmentait le QI d'un enfant. Les chercheurs du Medical Research Council et de l'université d'Edimbourg ont démontré, dans une étude publiée en octobre 2006 par le British Medical Journal, que l'éventuel écart de QI est dû au profil sociologique des mères.

L’allaitement est-il compatible avec le féminisme ?
http://ecohumanist.wordpress.com/2008/05/16/allaitement-et-feminisme/

Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau [*]
Plan de l’article
• Un peu d’histoire française
• Ailleurs dans le monde
• L’allaitement, puissance de la femme ?
• Biblio

« Le lait de sa mère auquel il [l’enfant] a droit. »
« L’allaitement est aussi une servitude épuisante […] c’est au détriment de sa propre vigueur que la nourrice alimente le nouveau-né. »
A priori, rien de commun entre ces deux phrases. Et pourtant… Toutes deux ont été écrites par des féministes. La première par Marie Béquet de Vienne, féministe franc-maçonne, qui créa en 1876 la Société de l’allaitement maternel. Quant à la seconde, elle est tirée du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir.
Les rapports entre féminisme et allaitement n’ont jamais été simples, et ont beaucoup varié selon les époques et les pays. Car il y a féminisme et féminisme. En simplifiant énormément les choses, on pourrait dire que le féminisme se divise en deux courants :

* celui pour qui être une femme, avec un corps de femme et les fonctions biologiques qui vont avec (menstruations, grossesse, allaitement…), est une joie et une fierté ;
* celui pour qui tout ce qui est proprement féminin est au contraire une calamité qui a de tout temps fait le malheur des femmes, et pour qui le combat à mener est d’obtenir une stricte égalité entre hommes et femmes (entre autres : partage des tâches domestiques, dont les soins aux enfants).

Selon donc que l’on considère la variante « essentialiste » (ou « identitaire » ou « différentialiste »), ou la variante « égalitariste » du féminisme, on pourra passer d’une exaltation de la maternité et de l’allaitement (comme pouvoirs spécifiquement féminins), à une vision de la maternité comme un esclavage (« lieu de domination masculine ») et de l’allaitement comme un esclavage à la puissance 10.
En France, au cours des dernières décennies, c’est manifestement le deuxième courant qui a dominé le mouvement féministe. Mais il n’en a pas toujours été ainsi.
Un peu d’histoire française
À la fin du xix e siècle et au début du xx e, les féministes françaises tiennent un discours qui en étonnerait plus d’un(e) de nos jours. Comme le montre très bien Anne Cova dans son ouvrage Maternité et droits des femmes en France (xix e-xx e siècles) [1], elles parlent alors de l’allaitement comme de « cette obligation [qui] découle de la nature des choses », comme d’un « devoir maternel » et d’une « question vitale de notre pays » (La Fronde, 14 avril 1899). Elles luttent contre la mise en nourrice, ce « coup trop sanglant pour la maternité » (Le journal des femmes, février 1893), et les bureaux de nourrices, décrits comme « des officines épouvantables par lesquelles tant de pauvres petits diables qui ne demandaient qu’à vivre ont trouvé la mort » (La Fronde, 10 février 1899).
Dès sa création en 1897, La Fronde entre aussi en campagne contre le biberon à tube, accusé à juste titre d’être un « tueur de bébés ». Le journal ouvre un registre destiné à recueillir des signatures demandant l’interdiction de cet « ustensile meurtrier » (obtenue en 1910, par la loi du 6 avril).
À cette occasion, le journal féministe parle de « ressusciter la maternité intégrale ». Il recommande d’ailleurs la lecture du roman de Zola Fécondité, qui est un hymne à la maternité et à l’allaitement ; et dans son numéro du 19 novembre 1899, il publie une interview de l’écrivain qui déclare : « L’allaitement maternel est une obligation si naturelle, qu’il semble inutile de la commenter. »
À cette époque, les féministes soutiennent activement le travail de Marie Béquet de Vienne. Sa Société de l’allaitement maternel, créée pour encourager les mères pauvres à allaiter et leur fournir une aide matérielle, adhère en 1898 à la Fédération française des sociétés féministes. La Fronde en parle comme d’une « œuvre admirable ».
Elles luttent aussi, activement, pour que les travailleuses qui allaitent disposent de droits spéciaux. Elles se réjouiront du vote de la loi du 5 août 1917 instituant l’« heure d’allaitement » et les « chambres d’allaitement », tout en regrettant la durée trop courte prévue pour les tétées et en se plaignant de la mauvaise application de la loi (voir l’étude de Gabrielle Letellier, Les chambres d’allaitement dans les établissements industriels et commerciaux, 1920).
Les féministes se féliciteront également de la loi du 24 octobre 1919 qui énonce que « toute Française […] allaitant son enfant au sein, reçoit, pendant les douze mois qui suivent l’accouchement, une allocation supplémentaire de quinze francs, entièrement à la charge de l’État » (voir leurs journaux Le Droit des femmes et La Française), tout en regrettant là aussi sa mauvaise application et le trop faible montant de l’allocation (par exemple lors des premiers états généraux du féminisme, du 14 au 16 février 1929).
En 1925, La Française parle des propositions de lois faites par un groupe de députés communistes, qui demandent notamment le versement pendant un an d’allocations d’allaitement s’élevant à 25 % du salaire moyen de la région, et l’installation effective de chambres d’allaitement (d’après le rapport d’Henriette Alquier en 1927, « jamais aucune loi ne fut aussi transgressée que celle sur les chambres d’allaitement »).
L’article 9 de la loi sur les assurances sociales (1928/1930) prévoit, pour les mères salariées qui allaitent, des allocations mensuelles dont le montant s’étale sur plusieurs mois et est dégressif avec le temps. Les féministes s’inquiètent de ce barème décroissant qui incite, selon elles, les mères à n’allaiter que pendant les premiers mois.
De cette période, on peut dire que les féministes françaises mettent la maternité, et l’allaitement, au cœur de leurs préoccupations, luttant pour la reconnaissance de « la maternité, fonction sociale » (Henriette Alquier), et donc pour que l’État intervienne en sa faveur. À l’époque, peu nombreuses sont les féministes qui, comme Madeleine Pelletier, jugent la maternité aliénante.
Après la Deuxième Guerre mondiale et tout au long des années 1950 et 1960, on assiste à un renversement complet de tendance : même s’il subsiste quelques féministes pour chanter la maternité (notamment dans la mouvance du Parti communiste), la majorité se retrouvent dans le discours de Simone de Beauvoir et de son ouvrage, Le deuxième sexe, pour dénoncer l’esclavage de la maternité, et centrer le combat féministe sur le droit à la contraception et à l’avortement.
Le gouvernement de Vichy exaltait tellement l’idée de la mère et de la femme au foyer (« Travail, famille, patrie »), accompagnée d’une telle régression des droits des femmes, qu’on peut comprendre qu’on ait ainsi « jeté le bébé avec l’eau du bain »…
Mais du coup, toute une génération de féministes est passée complètement à côté de la maternité. Comme le dit la philosophe Élisabeth G. Sledziewski [2], « pour les deux générations féministes de l’après-guerre, que l’on pourrait nommer d’une part celle du « Deuxième sexe », d’autre part celle du mlf, l’intérêt pour la dimension maternelle de l’identité sociale et psychique des femmes a été et demeure une concession inenvisageable au système de l’oppression sexiste ». Citons également Marielle Issartel [3] : « Je fais partie des générations de femmes interdites de maternage. Mes amies de jeunesse entachaient de défiance leur lien avec leur enfant dès avant sa naissance. Crèche à trois semaines sans nécessité, dressage à la débrouille dès les premiers mois, honte des bouffées de compassion et, systématique ou presque : le refus d’allaiter. »
En fait, les années 1970 (la « génération du mlf ») seront sur ce plan assez contradictoires, voyant à la fois la continuation, sur un mode assez violent, de la dénonciation de la « maternité esclave » (titre d’un ouvrage collectif paru en 1975), et l’épanouissement d’un courant « essentialiste » (Hélène Cixous, Annie Leclerc, Luce Irigaray, Julia Kristeva…) qui prône la reconquête de leur corps par les femmes (« notre corps, nous-mêmes ») et permet à un certain nombre de femmes de vivre un allaitement heureux, voire sensuel et hédoniste (voir dans La guenon qui pleure d’Hortense Dufour : « Je fais ce que je veux avec lui et il rampe et il tète et je dors et je me réveille et je le reprends et je le lèche et il tète et je l’oublie et je le reprends et le remets encore à ma source de lait »).
Plus récemment, même si les féministes anti-allaitement se font moins entendre, elles restent sur les mêmes positions. J’en veux pour preuve un article retentissant intitulé « L’oms, valeur ajoutée ? », paru en 1993 dans Chronique féministe, l’organe de l’Université des femmes de Bruxelles. On y lit que l’oms fait « pression pour, moralement, obliger les mères à allaiter », ce qui est « une manœuvre pour un retour des femmes au foyer », alors que « allaiter est très fatigant pour la mère » et que les mères doivent « avoir le droit de choisir le mode d’allaitement – sein ou biberon – qui leur convient ».
Le nombre croissant de femmes poursuivant l’allaitement après la reprise du travail semble bien contredire cette vision, au point que certains ont vu dans le tire-lait un instrument féministe ! C’est un peu comme si l’on revenait au féminisme des années 1900, qui se préoccupait des droits de la femme allaitante au travail…
Ailleurs dans le monde
Un pays comme les États-Unis a vu, lui aussi, s’affronter les « égalitaristes » et les « différentialistes ». D’un côté, celles pour qui le féminisme est basé sur la remise en cause radicale des déterminismes biologiques ; qui voient dans leur corps et leurs capacités reproductives la source de l’oppression des femmes ; qui pensent que la technologie (dont le biberon) est libératrice (R. Lazaro) ; qui voient toute information donnée sur l’allaitement comme un risque de « culpabilisation » des femmes et insistent sur la « liberté de choix ».
De l’autre côté, celles qui critiquent la vision technologique capitaliste de la grossesse, de l’accouchement (B. Rothman) et de la puériculture où des « experts » dictent leur conduite aux femmes (Ursula Franklin) ; celles qui dénoncent la dichotomie sein allaitant/sein érotique et la réduction des seins à des objets sexuels ; celles qui voient le corps des femmes comme source de spiritualité et de pouvoir et non d’oppression, au risque de « romanticiser » la maternité et l’allaitement (ecofeminism ou biological feminism), ou qui insistent sur la production sociale que représente la maternité (M. Mies) et sur l’allaitement comme exemple de politisation de la sphère privée.
Comme en France, la « seconde vague » féministe, du début des années 1960 au milieu des années 1970, a vu la domination du courant rejetant la maternité. Un article de magazine de l’époque comparait même le fait de s’occuper à plein temps d’un bébé ou d’un bambin au fait de « passer toute la journée, tous les jours, en la seule compagnie d’un débile mental incontinent »… Au milieu des années 1970, d’autres voix se firent entendre, comme celle d’Adrienne Rich (Of Woman Born, 1976) qui militait pour une culture féminine séparée.
On peut également parler de La Leche League qui, depuis sa création en 1956, a accompagné un demi-siècle d’allaitement aux États-Unis et dans le monde. Certains s’étonneront sans doute qu’on puisse en parler comme d’un mouvement féministe. Pourtant, les groupes lll ne sont-ils pas les ancêtres des groupes de femmes, des groupes de self-help (« groupes d’auto-support ») qui devaient fleurir dans les années 1970 ? Comme le dit Mary-Ann Cahill, l’une des fondatrices de lll, dans le livre d’entretiens, Seven Voices, one Dream : « Même si nous ne le réalisions pas à l’époque, nous étions les précurseurs du mouvement de “libération de la femme”, dans la mesure où il était pour nous capital d’avoir le contrôle sur les décisions importantes de notre vie, comme la façon d’accoucher ou de nourrir nos bébés. » Marian Tompson, une autre fondatrice de lll, ajoute : « Nous voulions jouer un rôle actif dans le processus de la naissance et la façon de répondre aux besoins nutritionnels et émotionnels de nos bébés. Nous ne nous contentions pas de “faire comme on vous dit de faire” ni d’être de “bonnes filles obéissantes”. Nous insistions pour avoir notre mot à dire sur ces décisions qui nous concernaient si profondément en tant que femmes, et affectaient nos bébés et nos familles. »
Dans les pays scandinaves, les féministes se sont plutôt battues, comme les féministes françaises du début du xx e siècle, pour que soit reconnue la fonction sociale de la maternité (congés maternité, allocations…). Parmi tous les pays occidentaux, c’est là que les taux d’allaitement sont actuellement les plus élevés, avoisinant les 100 % à la naissance, ainsi que… le pourcentage de femmes élues dans les différentes assemblées. Un exemple : alors qu’en France, le taux d’allaitement à la naissance est de 52 % et le pourcentage de femmes élues à l’Assemblée nationale de moins de 12 % (élections de juin 2002), en Suède, il y a 99 % d’allaitement à la naissance et 43 % de femmes élues au niveau national… Comme quoi, et contrairement à ce que disent tous ceux qui accusent les défenseurs de l’allaitement maternel d’être « contre les femmes », l’allaitement est tout à fait compatible avec un engagement des femmes dans la vie publique.
L’opposition entre les différents féminismes renaît chaque fois que des féministes venues de différents pays se retrouvent dans une réunion internationale. C’est ainsi qu’au deuxième Forum social mondial de Porto Alegre, en février 2002, dans un atelier justement intitulé « Féminisme et allaitement », l’animatrice brésilienne annonça dès le début que le débat porterait principalement sur la façon dont l’allaitement est vécu par les femmes approchant la ménopause, et non pas sur le féminisme en soi, chose selon elle déjà assez discutée par ailleurs…
L’allaitement, puissance de la femme ?
L’allaitement échappe au système marchand, puisque le lait de femme est gratuit (sauf lorsqu’il est recueilli par les lactariums) et que sauf exception, il ne nécessite aucun dispositif pour sa production ni son utilisation. Il rend donc la femme indépendante de ce commerce.
Il lui donne aussi une extraordinaire confiance en ses capacités, un sentiment de force, de puissance, de compétence, de plénitude. Elle sait en effet qu’elle a pu faire grandir et grossir son enfant avec quelque chose que son propre corps a produit. Elle n’a pas eu à s’en remettre à un produit industriel, elle n’a pas eu à suivre les directives d’un « expert » sur les quantités à donner, les horaires à respecter, etc. C’était elle l’expert en ce qui concernait la nutrition et le bien-être de son enfant.
N’oublions pas le plaisir éprouvé par les femmes à allaiter leurs petits. On en parle peu, comme s’il était suspect (« elle se fait plaisir à allaiter ») ; il est pourtant décrit par tant de textes. Comme Annie Leclerc qui, dans Parole de femme, écrivait : « C’est le corps qui est heureux quand le lait monte dans les seins comme une sève vivace, c’est le corps qui est heureux quand le bébé tète. »
Un auteur comme le Canadien Joël Martine renoue avec la « radicalité politico-psychanalytique » des années 1970, en insistant non seulement sur l’enjeu sanitaire de l’allaitement, mais aussi sur son « enjeu socio-économique, les « profondeurs charnelles et fantasmatiques du vécu féminin », la qualité du « dialogue charnel pré-verbal » de la mère avec son bébé, l’importance pour le mouvement féministe d’intervenir sur l’enfantement et le maternage, et de jouer ainsi « un rôle exemplaire dans la mise en œuvre d’une éthique de solidarité et d’émancipation [4] ».
Pour Penny Van Esterik, Américaine féministe et militante de l’allaitement, les groupes féministes devraient intégrer l’allaitement dans leurs luttes pour plusieurs raisons :

* l’allaitement suppose des changements sociaux structurels qui ne pourraient qu’améliorer la condition des femmes ;
* l’allaitement affirme le pouvoir de contrôle de la femme sur son propre corps, et met en question le pouvoir médical ;
* l’allaitement met en cause le modèle dominant de la femme comme consommatrice ;
* l’allaitement s’oppose à la vision du sein comme étant d’abord un objet sexuel ;
* l’allaitement exige une nouvelle définition du travail des femmes qui prenne en compte de façon plus réaliste à la fois leurs activités productives et leurs activités reproductives ;
* l’allaitement encourage la solidarité et la coopération entre femmes, que ce soit au niveau du foyer, du quartier, au niveau national et international.

Comme le dit Élisabeth G. Sledziewski [5], « le féminisme pourrait, en osant penser à neuf la maternité, trouver l’occasion historique de transformer un discours défensif et militant en discours sur les nouvelles exigences de la condition humaine, et donc en message éthique universel ». L’osera-t-il ? Je l’espère.

BIBLIOGRAPHIE
· Cova, A. 1997. Maternité et droits des femmes en France (xix e-xx e siècles), Anthropos.
· Penny Van Esterik, Breastfeeding : A Feminist Issue, waba (World Alliance for Breastfeeding Action).
· Penny Van Esterik. 1994. « Breastfeeding and feminism », International Journal of Gynecology & Obstetrics, 47 Suppl. S41-S54.
· Blum, L.M. 1999. At the Breast : Ideologies of Breastfeeding and Motherhood in the Contemporary United States, Beacon Press.
· DeJager Ward, J. 2000. La Leche League at the crossroads of medicine, feminism and religion, The University of North Carolina Press.
NOTES
[*] Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau, ancienne présidente de La Leche League, rédactrice d’Allaiter aujourd’hui.
[1] Les informations sur cette période sont tirées de cet ouvrage.
[2] Intervention lors du 3e Congrès de maternologie, 10 novembre 1999.
[3] Dans Mémoires lactées, Autrement, 1994.
[4] Voir son site http:// joel. martine. free. fr

[5] Intervention lors du 3e Congrès de maternologie, 10 novembre 1999

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