vendredi 27 août 2010

"La relation aux objets ordinaires redéfinit les rapports sociaux"

Entretien
"La relation aux objets ordinaires redéfinit les rapports sociaux"
LE MONDE DES LIVRES | 26.08.10 | 18h49

L'étude que Christine Bard consacre au pantalon s'inscrit dans une tradition de recherche qu'on appelle "l'histoire de la culture matérielle". Comment la définir ?


Elle est nourrie par des historiens qui s'intéressent à la façon dont la relation aux objets ordinaires redéfinit les rapports sociaux. Né à la fin des années 1970, un tel questionnement s'est développé à partir de deux approches. D'une part, il y a l'histoire de la vie quotidienne, qui renvoie le lecteur à une nostalgie du "bel autrefois". D'autre part, il y a l'histoire économique telle qu'elle a été élaborée par Fernand Braudel dans Civilisation matérielle et capitalisme : il s'agissait d'interroger les "structures du quotidien" pour faire émerger des permanences dans le rapport des individus au vêtement ou au pain, tout en essayant de comprendre de grandes ruptures comme celle du capitalisme mondialisé. C'est à la charnière de ces deux courants que s'est bâtie l'histoire de la culture matérielle.
Sur le même sujet
Le sociologue Pierre Bourdieu à Paris en octobre 1998.
Essai "Bourdieu et la littérature", sous la direction de Jean-Pierre Martin
Forum Littérature

Entre cette histoire de la culture matérielle, d'un côté, et les travaux d'histoire portant sur les questions de "genre", de l'autre, y a-t-il des points de contact ?

Cela dépend où. Car l'histoire de la culture matérielle s'est développée à partir de traditions différentes. En particulier, le problème du genre ne tient pas du tout la même place en France et dans les pays anglo-saxons. Dès les années 1970, les historiens anglais essaient de comprendre le rôle de la consommation dans les bouleversements de la vie économique et sociale entre le XVIIe et le début du XIXe siècle. Or ils mettent en lumière ce phénomène décisif : aux deux extrémités de la consommation, luxueuse ou populaire, les femmes représentent les acteurs principaux du changement, ce sont elles qui généralisent les nouveaux objets. En France, ces interrogations sur le genre ont été moins centrales, les recherches étant davantage tournées vers des questions anthropologiques et culturelles, par exemple l'autorité ou la répartition des tâches au sein de la famille. Là où les Anglo-Saxons insistent sur le rôle des femmes dans la transmission de nouvelles valeurs (confort, intimité...), donc, les Français décrivent par exemple la façon dont l'école perpétue les rôles féminins traditionnels. En somme, nos historiens posaient des questions "féministes" sans utiliser explicitement la notion de "genre", une notion d'ailleurs venue du monde anglo-saxon.

Vous avez publié La Culture des apparences. Une histoire du vêtement en 1989 (Fayard). A l'époque, était-il envisageable de faire paraître une telle Histoire politique du pantalon, qui conjugue histoire de la culture matérielle et grille de lecture féministe ?

Les spécialistes des deux domaines travaillent avec les mêmes sources : fonds notariaux, iconographie, romans.... Mais il y a un décalage dans la manière de les utiliser. Nous autres, spécialistes de l'histoire matérielle, n'avons pas conféré aux objets une portée aussi directement féministe que celle que leur accorde Christine Bard. On est allé chercher d'autres symboles : ainsi Maurice Agulhon a-t-il étudié la représentation de la République à travers les statues de Marianne. Et même quand on s'intéressait au rapport entre vêtement et politique, on n'était pas forcément bien compris : quand j'ai publié La Culture des apparences, j'ai insisté sur le fait que les usages du pantalon avaient fait débat lors de la Révolution française. Or j'ai eu droit à un compte rendu dans la Revue d'histoire de la Révolution française dont l'auteur disait en substance : le pantalon n'a aucun intérêt politique, cette partie du livre est une pantalonnade...

Inversement, je me souviens très bien des premiers développements de l'histoire des femmes, laquelle faisait peu de place à l'étude des objets et de la culture matérielle. Pour le vérifier, il suffit de consulter la grande Histoire des femmes en Occident dirigée par Michelle Perrot et Georges Duby. Il s'agissait avant tout d'une réflexion générale sur les problèmes de l'autorité et de l'égalité ; l'histoire des vêtements comme marqueurs de revendication n'était pas au premier plan. Donc, à l'époque, aussi bien pour les spécialistes des femmes que pour ceux de la culture matérielle, il était difficile de bâtir ce type de démarche avec les méthodes et les questionnements qui étaient les nôtres. A certains moments, il y a des choses qu'on n'aperçoit pas... Tant mieux si des livres comme celui de Christine Bard nous les font voir !
Propos recueillis par J. Bi.
Article paru dans l'édition du 27.08.10.

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