samedi 20 février 2010

Histoire d'un procès en incompétence avril 2007

Cahier spécial 10/04/2007 à 07h08
Histoire d'un procès en incompétence

Retour sur une candidature marquée depuis le début par le machisme ­ assumé ou inconscient ­ de la classe politique et des commentateurs.

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GAUTHIER Nicole



Paris Match circule de main en main. Plus personne n'écoute les orateurs assis à la tribune. Ce 22 septembre 2005, les parlementaires socialistes réunis pour leurs journées annuelles à Nevers sont dissipés, une fois de plus. Le sujet des papotages du jour, c'est Ségolène Royal. Interrogée, pour l'hebdomadaire, par l'académicien Jean-Marie Rouart sur son éventuelle candidature à l'investiture socialiste, elle répond : «Ça peut arriver.» Certains ne résistent pas au plaisir d'un bon mot. «Mais qui va donc garder les enfants ?» lâche Laurent Fabius, entouré de quelques élus. L'un d'eux se précipite pour répéter ça à la presse : «J'en ai une très bonne à vous raconter !» Depuis, Laurent Fabius a prétendu qu'il n'avait jamais dit une chose pareille, et les témoins directs de la scène se font discrets. Peu importe, le décor est planté. Le jour même où la présidente de la région Poitou-Charentes dévoile ses ambitions, ses détracteurs donnent le ton de la réplique, plus personnel que politique.

Sans doute serait-il excessif de faire, à ce moment-là, un procès en misogynie aux éléphants socialistes. Plus que Ségolène Royal, c'est le couple Hollande-Royal qui est visé. A un an et demi de l'élection présidentielle, le Premier secrétaire du PS est un candidat potentiel, et donc un rival encombrant pour Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn. Ce 22 septembre, il y a plus grave que les ricanements sur l'éventuelle candidature de Ségolène Royal, c'est le déni de son autonomie politique. Sa démarche est prise au sérieux, mais d'abord ­ et surtout ­ parce qu'elle est interprétée comme un leurre mis en place au bénéfice de son compagnon. Ce n'est peut-être pas du machisme. C'est pire.

Culpabilité et bons mots

Après ces débuts tonitruants, les socialistes deviennent prudents ; le vocabulaire est mis sous contrôle. Il y a bien encore quelques sorties imprudentes («La présidentielle n'est pas un concours de beauté», Jean-Luc Mélenchon, sénateur de l'Essonne ; «Le concours de look n'est pas ce que les Français attendent», Laurent Fabius, candidat à l'investiture ; «Voyez la mère Merkel [allusion à la chancelière allemande, Angela Merkel, ndlr], poum dans le popotin», Michel Charasse, sénateur du Puy-de-Dôme), mais le genre se raréfie en même temps que les propos deviennent anonymes. Mieux, soucieux de ne pas prêter le flan aux accusations de sexisme, les socialistes, qui préparent également les législatives, s'efforcent de scrupuleusement respecter la parité dans la répartition des circonscriptions : «La culpabilité du parti nous a beaucoup aidés», admet Safia Otokoré, membre de l'équipe présidentielle de Ségolène Royal.

En revanche, c'est un autre procès qui se prépare : celui en incompétence. Il nourrira toute la campagne interne, face aux poids lourds expérimentés que sont Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn. «Elle a subi un procès en futilité, et surtout sur la politique extérieure, par définition le terrain de la virilité», insiste l'avocat Jean-Pierre Mignard, vieil ami du couple Royal-Hollande. Il en donne pour preuve les propos de la candidate socialiste sur le nucléaire civil iranien qui lui ont valu une volée de bois vert. «Mais quand, peu après, Jacques Chirac, chef de l'Etat en exercice, chef des armées, a banalisé l'hypothèse de l'accès de l'Iran à l'arme atomique (1), on en a parlé pendant moins de 48 heures», poursuit l'avocat.

Certes, énumérer les erreurs de la concurrence fait partie de la loi du genre. Les adversaires de Ségolène Royal ont beau jeu d'expliquer qu'il n'y a aucune raison de l'épargner sous prétexte qu'elle est une femme ­ il n'y a là rien à redire. Plus étonnant en revanche est le vocabulaire choisi pour la contrer. Proche de Dominique Strauss-Kahn, Catherine Trautmann dénoncera les «lacunes» de Ségolène Royal. Le propos, et beaucoup d'autres similaires, renvoie délibérément la candidate à l'investiture à un statut d'étudiante en train de passer un grand oral à Sciences-Po. «Ils insinuent progressivement le doute», raconte Julien Dray, porte-parole du PS.

La droite prend le relais

Les socialistes se jouent une scène de genre : l'ingénue contre les éléphants. On lui prédit «l'échec», l'incapacité à «tenir», le bouillon assuré «dans un débat face à Sarkozy». Le message implicite est clair : elle est incapable de s'imposer dans la cour des grands. Cela vaudra quelques séquences télévisées inédites où Ségolène Royal se sentira obligée de décliner son CV, l'ENA, les années de conseillère à l'Elysée où elle a pris connaissance «de tous les grands dossiers», l'expérience ministérielle («trois fois ministre»), les mandats à l'Assemblée nationale, l'élection à la présidence de la région Poitou-Charentes... «Dans quel pays vivons-nous pour qu'une femme, pour s'imposer politiquement, doive énumérer ses diplômes, ses titres et ses fonctions ?» relevait Noëlle Lenoir, ancienne ministre déléguée aux Affaires européennes, lors d'un récent débat (2), avant de poursuivre : «En revanche, combien de fois ai-je entendu des hommes dire : "Quand Chirac m'a nommé à ce poste, je n'y connaissais rien !" Ils sont incompétents, et eux, ils s'en vantent.»«On a traité Ségolène Royal comme si elle était incapable d'aligner deux mots. J'en ai vu qui étaient soulagés qu'elle arrive à faire des phrases», remarque Safia Otokoré.

Une fois Ségolène Royal investie par le Parti socialiste, le même procès, avec une dose plus ou moins épicée de sexisme, sera alimenté par la droite : «Ils ne se sont pas fatigués, ils ont repris tous les éléments de contestation qu'on leur a gracieusement fournis pendant la campagne interne», remarque Julien Dray. Ainsi, Valérie Pécresse, porte-parole de l'UMP, dira, elle, que Ségolène Royal, «c'est l'image, sans le son», Lionnel Luca, député UMP des Alpes-Maritimes, répétera à qui veut l'entendre que la candidate socialiste en Chine, c'est «Bécassine en voyage», et un ministre confiera sous le seau de l'anonymat à Libération : «Si elle arrive à cacher qu'elle est une garce ­ ce que son physique l'aide à faire ­, elle a toutes ses chances.»

Mais au-delà de ces malheureux morceaux choisis, l'irruption de Ségolène Royal sur le devant de la scène présidentielle révèle surtout à quel point la politique française reste un monde d'hommes. Photo de famille porte de Versailles, à Paris, le 18 mars, lors de la réunion des cadres et des dirigeants du PS. A la tribune, Ségolène Royal. Au premier rang, un alignement de messieurs, à une exception près (Martine Aubry) ­ alors que c'est un Premier ministre socialiste (Lionel Jospin) qui fit voter la parité aux élections. A elle seule, cette photo traduit les difficultés de la candidate au sein de son propre parti ­ son isolement, l'incongruité de la situation, l'exception politique.

Les remarques réitérées sur la couleur des vestes, la longueur des jupes et la forme du brushing de la dame participent au quotidien à rappeler que pour la première fois un parti de gouvernement s'est choisi une candidate de sexe féminin. Qu'elle choisisse avec soin ses vêtements, ses chaussures, ses vestes, qu'elle fasse attention à ses jeux de jambe et joue volontiers de la séduction, nul n'en doute. Mais personne en revanche, à notre connaissance, n'a jamais ricané sur les initiales «NS» brodées sur les chemises de Nicolas Sarkozy, façon pharmacien de Clermont-Ferrand membre du Rotary Club.

Code de chevalerie

De la même façon, l'usage du prénom est exclusivement réservé à la candidate socialiste. Certes, l'intéressée et son équipe en ont eux-mêmes joué volontiers, en créant les «cafés Ségolène» ou en vantant la vitalité de la «Ségosphère». Mais personne n'oblige la presse à suivre les opérations de communication d'une présidentiable. «Le match Sarko/Ségo est truqué, puisque le premier est désigné par son nom et la seconde par son prénom», souligne justement le sociologue François de Singly (3). Et le reste est à l'avenant. Jusqu'au surnom de «Madone des sondages» qui lui fut un temps systématiquement accolé. Et pour Nicolas Sarkozy, qui la devance dans toutes les enquêtes d'opinion depuis deux mois, on dit quoi ?

Surtout, l'arrivée de Ségolène Royal au premier plan a bouleversé les codes politiques : les artifices oratoires, les rituels, les étreintes censées incarner le «rassemblement». «Un discours, c'est aussi une question de ton, de musicalité. Or, nos sociétés ne sont pas rompues au discours politique féminin», note Jean-Pierre Mignard, qui souligne encore : «Il y a, dans l'histoire socialiste, des postures de reconnaissance des uns et des autres, des signes d'adoubement mutuel, un code de chevalerie. Il n'est pas sûr qu'elle ait été à l'aise dans ce rituel.»A contrario, avec ses «débats participatifs» aux antipodes de la culture du club d'élus qu'est devenu le PS, sa prédilection pour les sujets de société, sa manière très personnelle de préserver sa liberté, Ségolène Royal, sorte d'ovni de la politique, a chamboulé les règles du jeu. Pas seulement parce qu'elle est une femme, mais aussi parce qu'elle en est une, plongeant politiques et observateurs dans la perplexité. Pour les électeurs, réponse le 22 avril.
(1) Le 29 janvier, au cours d'un entretien avec des journalistes du Nouvel Observateur, de l'International Herald Tribune et du New York Times, Jacques Chirac a affirmé que si l'Iran possédait l'arme atomique, ce ne serait «pas tellement dangereux», jugeant que «ce qui est dangereux, c'est la prolifération». (2) Les femmes en politique, débat organisé le 28 mars par l'ambassade de Suède. (3) Dans le Monde du 16 mars 2007.

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