dimanche 21 février 2010

Sylviane Agacinski : "Le progrès, même lent, est irréversible" 2007

Sylviane Agacinski : "Le progrès, même lent, est irréversible"
LE MONDE | 09.03.07

Professeur agrégée à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Sylviane Agacinski publie Engagements (Seuil, 192 p., 16 €). La philosophe y a rassemblé des textes d'intervention consacrés au "sens que prend l'existence sexuée aujourd'hui".



Vous vous réclamez d'un "nouveau féminisme" français. Qu'est-ce à dire ?



Je me suis toujours réclamée du féminisme, c'est-à-dire de toutes les résistances à la subordination des femmes. A 17 ans, j'ai été très "beauvoirienne" : il fallait d'abord poser, comme on dit, que "la femme est un homme comme les autres"... Etape nécessaire, mais insuffisante. Le nouveau féminisme, héritier des années 1970, refuse de neutraliser la différence des sexes. D'un côté, il y a la manière française, la neutralisation par l'universel abstrait, masque du vieux monopole masculin du pouvoir : le citoyen n'est ni homme ni femme, c'est un individu neutre. De l'autre, il y a la manière américaine : les genres sont fonction des sexualités et, selon la "queer theory", chacun forge sa propre identité sexuelle (le gender). Mais on ne comprend rien à l'histoire de la domination des femmes si on ne prend pas en compte la dissymétrie des corps sexués et leur rôle dans la génération.



"Penser la différence des sexes est une idée neuve", écrivez-vous. Pourquoi fonder votre engagement sur la réaffirmation de cette différence ?



Parce qu'historiquement on a parlé non de la différence des sexes, mais de la différence des femmes ! C'est seulement la femme qui différait, voilà pourquoi on l'appelait parfois, simplement, "le Sexe"... L'homme est le point aveugle de l'androcentrisme, parce qu'il ne sait pas qu'il est l'autre. L'homme se dit : "Je suis l'Homme", et on le croit... L'idée neuve, c'est d'envisager la sexuation comme ce jeu dans lequel l'homme aussi diffère. C'est que chacun se pense comme l'autre : s'il y a l'autre sexe, alors moi, homme ou femme, je suis toujours l'autre de l'autre. Je n'incarne pas la totalité de l'être humain, je prends conscience d'une insuffisance. Voilà qui vient entamer le rêve moderne de l'individu autonome : oui, il y a l'autre, et l'épreuve de l'autre, l'épreuve du désir et de la génération.



Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent d'en revenir à un différentialisme fondé en nature ?



Tout d'abord, la nature ne fonde rien. En même temps, il y a une "condition" naturelle, c'est-à-dire universelle, comme la mortalité ou la sexualité. Dès lors, on pourrait distinguer les rapports sociaux de sexes, d'une part, et ce que j'appelle les "rapports sexués de sexes", d'autre part. Les rapports sociaux de sexes, ce sont ceux des hommes et des femmes dans les sphères économiques, sociales ou politiques. Mais comment comprendre la possibilité même de ces rapports sans interroger aussi les "rapports sexués de sexes", c'est-à-dire ceux qui concernent les corps : érotisme, génération, progéniture ? De ces rapports-là, il faut faire une analyse matérialiste, en étudiant leurs conditions naturelles et techniques - et notamment, aujourd'hui, tout ce qui est lié à la procréation naturelle ou médicalement assistée. Cette analyse "matérialiste" me conduit à considérer que la dissymétrie des corps a produit des intérêts de sexe (comme on dit des "intérêts de classe") : les hommes ont traité le corps féminin comme un moyen, une propriété, une marchandise. Cela s'est exprimé à travers le mariage patriarcal, à travers la prostitution. Aujourd'hui, ce sont les femmes riches qui traitent les femmes pauvres comme des outils avec la pratique des mères porteuses : c'est un scandale absolu, et le droit français doit continuer à l'interdire.



Une analyse "matérialiste", en termes d'appropriation "marchande" et de prostitution "patriarcale"... Vous voilà en plein marxisme !



Oui, en un sens, car on ne peut comprendre la subordination des femmes sans prendre en considération l'appropriation du corps féminin. Ici, je rejoins Françoise Héritier : c'est parce que le corps féminin a la puissance d'enfanter qu'il a été dominé. Cette force, il fallait la capter pour que les hommes aient une descendance qui soit bien la leur. La progéniture est l'enjeu fondamental du différend entre les sexes.



Vous avez défendu l'idéal de parité afin de lutter contre "l'effacement politique" des femmes. Aujourd'hui, beaucoup font de ce combat un bilan mitigé. Qu'en pensez-vous ?



Ça marche bien là où il y a des scrutins de liste, mais dans les scrutins uninominaux, c'est forcément plus difficile : pourquoi faudrait-il qu'un candidat sortant laisse la place à une femme ? Mais le progrès, même lent, est irréversible. Qu'il y ait des résistances, quoi de plus prévisible ? Vous remarquerez par ailleurs que s'exprime aujourd'hui, ici ou là, une sorte d'angoisse machiste, la peur d'une dévaluation de la virilité, comme si la virilité était forcément dominatrice...



Dans l'actuelle campagne présidentielle, repérez-vous la trace d'une telle "angoisse machiste" ?



Il y a là quelque chose d'ambivalent. D'un côté, nous avons vu s'exprimer l'espoir d'une sorte de "salut par les femmes" : les socialistes ont choisi Ségolène Royal parce que c'était une femme, et qu'en tant que telle ils ont pensé qu'elle avait plus de chances de gagner. A tort ou à raison. Mais d'un autre côté, il y a la réaction à la nouveauté de cette candidature. Que le pouvoir puisse être incarné par un visage de femme, évidemment, ça dérange. Dans tous les cas, constatons qu'il y a une chose que Ségolène Royal est d'ores et déjà parvenue à renverser : dans ce monde politique très machiste, plus personne ne pourra dire qu'une femme n'est que la porte-parole de son compagnon !
Propos recueillis par Jean Birnbaum
Article paru dans l'édition du 09.03.07

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