Portrait 09/03/1998 à 22h26
Sylviane Agacinski-Jospin, 52 ans, recherche la notoriété comme philosophe et la discrétion comme épouse. Femme de tête.
GUICHOUX Marie
Depuis quelques jours, c'est la ruée vers la philosophie. On ne sait
pas encore si Politique des sexes, ouvrage savant, fera son entrée dans les classements de best-sellers, que déjà tout le monde s'arrache son auteur. Sylviane Agacinski, épouse Jospin. Femme de tête et femme de. Qui va répétant que lui c'est lui et moi c'est moi. Pour endiguer cette curiosité envers celle qui pense au côté de celui qui gouverne. «Mon existence, dit-elle, est très retranchée.» Par goût. Retranchée dans cet appartement blanc (et loué) qui ne se laisse envahir par rien. A quelques enjambées du Bon Marché où elle fait ses courses, des cafés de Saint- Germain où elle prend l'air, de l'Ecole des hautes études en sciences sociales où elle enseigne. Retranchée dans ce bureau étroit, avec la photographie de son mari épinglée parmi d'autres sur un pêle-mêle. Retranchée dans sa tête, pour poursuivre cette relation amoureuse qu'elle entretient depuis la classe de première avec la philosophie. «Un coup de foudre» pour «cette approche ordonnée du monde et de la société». Les Français ont découvert «Sylviane» voilà trois ans, lors de l'élection présidentielle. Dans le sillage de Lionel Jospin, elle conjuguait la présence affirmée d'une femme moderne et l'effacement de bon aloi, exigé par le système afin de signifier la «normalité» familiale du prétendant à l'Elysée. (Prestation enregistrée entre autres dans Paris-Match: monsieur et madame préparaient le dîner dans leur cuisine, regardaient la télévision en famille recomposée). Elle paraissait y prendre plaisir. Elle dit s'être «fait violence». Emportée par le tourbillon, réduite aux acquêts de l'association conjugale politique, elle était l'épouse. Depuis qu'il est à Matignon, Lionel Jospin joue sa partition en solo. Tout à la démonstration de sa compétence à gouverner, il n'était pas nécessaire d'imprimer sur les rétines nationales l'image d'un couple concurrentiel à celui de l'Elysée. Ainsi l'a-t-il souhaité, ainsi l'a-t-elle voulu. Pas ou peu de sorties publiques, pas de bureau à Matignon (une secrétaire se charge du courrier qui lui est adressé), pas d'interviews politico-privées. Elle passe l'essentiel de son temps «dans les livres et avec du papier», s'interrompant pour le goûter de son fils et le soir pour la vie de famille. «Je vis beaucoup seule, je suis de moins en moins curieuse des gens.» Comme pour souligner le propos, elle est toute de noir vêtue, boots, jeans, col montant fermé par des petits boutons qui semblent sortis d'une mercerie de province. D'un geste précis de professeur, elle réajuste ses fines lunettes quand elle aborde une idée. Sourire radieux: «Penser est un moment de secret et de grande liberté.» C'est aussi son métier. Elle ne se dit pas agrégée de philosophie, publiant là son quatrième livre. Non, philosophe tout court.
Dans Politique des sexes, Sylviane Agacinski annonce l'avènement de «la pensée de la mixité» qui ouvre «l'ère post-féministe». Le débat sur la parité, relancé en 1996 par un manifeste signé par des femmes d'horizons politiques divers, a été son point de départ. A celles et ceux qui opposaient à cette revendication l'universalisme, elle rétorque que l'homme universel de 1789 couvre un sexisme de droit et de fait alors que l'humanité a deux visages, l'un féminin, l'autre masculin. Il faut désormais «politiser la différence des sexes, c'est-à-dire travailler à réinventer le sens de cette différence». Et dans cet esprit, «plus les femmes seront présentes dans la vie économique et politique, plus elles obligeront à transformer les moeurs». La parité mérite, dit-elle, un référendum. Elle parle avec l'assurance de celle qui se sait soutenue. Elle concède: «La citoyenne aime beaucoup parler de politique et le politique aime parler philosophie.» «Jospin, poursuit un homme du sérail, a toujours fonctionné en allant au bout du raisonnement, en disséquant toutes les hypothèses. Il a trouvé en elle un interlocuteur pour ce genre de jeux d'esprit. Et puis, il a toujours été fasciné par les diplômes et les intellos.»
Quand l'égalité se conjuguait encore au masculin, dans le droit fil de Simone de Beauvoir, le professeur Agacinski reprenait les élèves «qui disaient "la professeur». «J'ai beaucoup changé depuis.» On l'imagine jeune enseignante du secondaire à Saint-Omer ou à Soissons. Une serviette forcément noire et bien organisée, traversant d'un pas catégorique la cour du lycée. La Lyonnaise, prof sympa, inquiète et rigoureuse. Les années ont passé. Devenue chercheuse, elle enseigne, aujourd'hui, à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Les maîtres de conférences et directeurs d'étude de cette école prestigieuse sont élus par l'assemblée des enseignants. Sauf les «prags»: des agrégés du secondaire nommés de manière discrétionnaire par l'Education nationale. Ils sont une dizaine à l'EHESS, dont Sylviane Agacinski, détachée en 1991 (avec deux autres philosophes) par son administration de tutelle dirigée alors par Lionel Jospin. «Mais à l'inverse de certains qui sont des planqués, dit un professeur de la maison, c'est quelqu'un de tout à fait respectable, rigoureux. Son séminaire est extrêmement apprécié.»
Même le théâtre ne l'a pas détournée des études. Le conservatoire de Lyon a pourtant vu passer les deux demoiselles Agacinski, de père ingénieur et de mère au foyer. Sophie l'aînée a promené sa blonde fantaisie sur les planches et épousé Jean-Marc Thibault. La brune cadette a tranché pour les études et rencontré, à l'occasion du mariage de sa soeur, l'homme politique au creux de la vague qui quelques années plus tard deviendra son mari. Une fois, elle a eu «envie de sortir de la salle de la classe». Mai 68 s'annonçait, elle voulait vivre seule. Licence en poche, elle s'offre une récréation à Paris. De-ci, de-là, on la voit ponctuellement dans quelques réunions de féministes mais elle leur préfère un cercle de jeunes philosophes et d'écrivains. Pour assurer sa subsistance, elle remet le cap sur le Capes, puis l'agrégation. Elle a suivi de nombreux enseignements mais la rencontre avec Jacques Derrida sera décisive. «Là s'ouvrait la question de la différence.» Le maître de la philosophie comme lecture critique des textes, aimante une génération de jeunes chercheurs, un monde d'hommes dans lequel cette belle et grande jeune fille fait figure d'égérie. Elle rit: «Ça, c'est de la mythologie!» Consent: «Disciple». «C'est bien de l'être quand on est jeune à condition à un moment de cesser de l'être.» La philosophe a aujourd'hui renoué avec Kierkegaard (son sujet de thèse) et la nécessité de penser à partir de son existence; et la femme a largué Simone de Beauvoir. Elle aussi, a cru que la féminité et l'enfantement n'étaient pas compatibles avec la liberté. «Il y avait une opposition entre faire des livres et faire des enfants.» La naissance d'un fils achève de l'éloigner de ce féminisme-là. Et la maternité en terme plus philosophique, l'altérité devient le noyau de sa pensée. Ce retour du destin «biologique» des femmes fera sans doute grincer des dents mais elle se réjouit de la disparition des modèles qui autorise «les femmes à aller de plus en plus vers leurs plaisirs». Qu'ils soient celui de l'enfantement, du foyer ou du pouvoir. Son plaisir a été d'écrire un livre plus accessible, moins philo-hard, se mêlant de la cité. Dans une quête de notoriété à parité? «Le combat pour la distinction , répond-elle, n'a rien à voir avec le déni des rapports privés».
Sylviane Agacinski en 10 dates1945 Née le 4 mai.1965 Rencontre avec Gilles Deleuze.
1971 Agrégation de philosophie.
1972 Rencontre avec Jacques Derrida et enseigne dans le secondaire en province. 1983 Fait la connaissance de Lionel Jospin.
1984 Naissance d'un fils, qu'elle élève seule.
1985 Collège international de philosophie.
1991 Ecole des hautes études en sciences sociales.
1994 Epouse Lionel Jospin.
1998 Publie, au Seuil, «Politique des sexes».
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