samedi 20 février 2010

«Le couple, c’est le cadre»

Vous 17/02/2010 à 00h00
«Le couple, c’est le cadre»
Interview

Isabelle Clair, sociologue, a enquêté chez les jeunes de l’Est parisien :

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Par CHARLOTTE ROTMAN



Elle a d’abord écrit les Jeunes et l’amour dans les cités, paru en 2008 (chez Armand Colin) après une longue enquête dans quatre cités de deux villes de la banlieue parisienne. Membre du CNRS, la sociologue Isabelle Clair vient de se pencher sur la vie amoureuse de filles et de garçons de deux quartiers parisiens.
Vous avez observé une hiérarchisation des sexes, comment se manifeste-t-elle ?

Cela passe par la surveillance de la sexualité des filles, et la construction d’une moralité. Ce phénomène est favorisé par les interconnexions fortes : dans le quartier, on se connaît, on sait qui est une «pute», une «fille bien». Cet «ordre de genre" impose une double injonction : une fille doit jouer la fille, un garçon doit jouer le garçon. Et c’est là où on observe la hiérarchie : pour les garçons, le pire est de ne pas avoir l’air d’un «vrai mec». Pour une fille, le pire, c’est de ne pas apparaître comme vertueuse. Les garçons doivent être ce qu’ils sont, les filles, elles, doivent montrer qu’elles sont dominées. C’est que j’ai déjà observé en banlieue et dans les zones rurales.
Qu’est-ce qui ressort quand les filles parlent de sexualité ?

On sent une culpabilité quand elles ont une sexualité hors du couple qui n’a pas d’autres fins que le plaisir. Chez ces jeunes, on voit une loyauté vis-à-vis des valeurs familiales, surtout quand ils viennent de l’immigration, par exemple sur la virginité ou la légitimation de la sexualité par le mariage. Mais il y a aussi une injonction propre aux populations blanches d’aujourd’hui : la sexualité des filles se légitime par les sentiments. Les jeunes des cités sont aussi porteurs de ça. Les filles couchent, mais cela doit se conjuguer avec la conjugalité. C’est une constance de la surveillance. Le couple, c’est le cadre.
Qui sont les filles viriles ?

Ce sont les «filles-bonhomme», les «garçons manqués». C’est une manière de se désexualiser, de racheter une vertu sexuelle. A Paris, on n’en a moins rencontrées qu’en banlieue. Les filles voilées, permettent, elles aussi, de mettre à distance leur sexe et leur sexualité. Comme le dit une jeune étudiante voilée : «Quelques bouts de tissus peuvent suffire à faire reculer les loups- garous.»
Les garçons aussi aiment...

«Pour eux, la sentimentalité est difficile à exprimer, notamment avec les copains. Ces garçons ont peu d’attributs (pas riches, peu de diplômes, etc.), il leur reste la virilité physique qui interdit de pleurer et induit tout un comportement corporel. Cette virilité s’exprime aussi par la domination d’un territoire, du quartier. C’est là où se trouvent leurs ressources, ce qui peut engendrer des crispations «virilistes». Malgré tout, il y a un espace pour être sentimental. L’amour demeure un idéal fort. Et les garçons y sont poreux. Le lien conjugal leur permet d’exprimer cela. C’est un espace de liberté par rapport à leur virilité obligatoire.
Y a-t-il une forme de méfiance entre les deux sexes ?

Elle est structurelle. C’est une des arnaques du couple «hétéronormatif». Deux êtres socialisés différemment dans le culte de la différence des sexes vont éprouver une certaine méfiance quand ils se retrouvent en couple. La jalousie des jeunes couples en apprentissage est intéressante. Une scène de jalousie les rassure : cela fait partie des scènes normales de la conjugalité.
Quelles différences entre les jeunes à Paris et en banlieue ?

Le désenclavement spatial produit une certaine logique. A Paris, la mobilité des filles est facilitée et c’est une bonne chose pour leur liberté sexuelle, puisqu’elles peuvent vite tomber dans l’anonymat. Elles sont moins surveillées. En banlieue, on parle tout le temps des «grands frères», méditerranéens, chargés du contrôle de la sexualité des filles. A Paris, on nous en a peu parlé. Pourtant la population est aussi issue de l’immigration. C’est bien que la seule explication culturaliste est insuffisante. Le désenclavement a un effet : cela montre que des logiques sociales (pas seulement culturelles) sont à l’œuvre.

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