samedi 20 février 2010

Les femmes ne savent ni penser ni conceptualiser... avril 2007

Cahier spécial 10/04/2007 à 07h08
Les femmes ne savent ni penser ni conceptualiser...
Interview

Pour en finir avec quelques préjugés

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SANTUCCI Françoise-Marie, DROUZY Fabrice, DAUMAS Cécile



«L'histoire intellectuelle compte de nombreuses femmes, actives dans toutes les disciplines ; mais les historiens-hommes se sont appliqués à les supprimer des encyclopédies. Tenez, une des grosses têtes de la fin de l'Antiquité était une femme. Elle s'appelait Hypatie. Professeur vedette à Alexandrie, elle enseignait les mathématiques et la philosophie néoplatonicienne. De tout l'Empire romain, les garçons venaient suivre ses cours ­ on ne sait pas si des femmes y assistaient également. Vers l'âge de 40 ans, Hypatie a été assassinée par des moines sur ordre de l'évêque de la ville. Il y avait plus de monde à ses cours à elle qu'à ses sermons à lui ; en outre, il semble qu'elle était favorable au maintien d'une distinction entre l'Etat et l'Eglise. En Europe comme aux Etats-Unis, un énorme travail d'histoire des sciences se poursuit sur cette belle figure (1). Ses découvertes sur les sections coniques auraient été intégrées au corpus euclidien. Car la géométrie euclidienne est le fruit d'un courant mathématique, non l'oeuvre d'un seul "Monsieur Euclide". Malgré cela, l'existence d'Hypatie n'a toujours pas réussi à s'imposer dans la mémoire collective.

Pour l'Antiquité, on peut aussi citer Eumétis ou Arétè toutes deux filles de philosophes et qui ont repris l'école de leur père. Et une quarantaine d'autres. Avec le christianisme, cet élan a été brisé, des moines souvent frustes, voire analphabètes, s'étant arrogé l'autorité sur les savoirs, qu'ils ont largement détruits. Des traces, seulement des traces, de la vie et des oeuvres de ces femmes nous sont parvenues. Tout le monde peut connaître au moins leur existence, mais cela ne "passe" pas dans la culture commune. Comme si un inconscient pervers gommait toute connaissance stimulante pour les femmes d'aujourd'hui.

Plus proche de nous, au XIXe siècle, Harriet Taylor, amie puis épouse de John Stuart Mill, a joué un rôle essentiel dans l'élaboration des idées devenues célèbres sous le nom de "pensée libérale" et attribuées au seul Mill. En archives, j'ai étudié leur relation intellectuelle : c'est elle qui, déjà acquise à l'idée d'une valeur de la liberté, a converti son compagnon ; lui, dans sa jeunesse, penchait pour un modèle politique de type platonicien avec une élite dirigeante définissant les moeurs des gouvernés. Sans cette rencontre, un courant de pensée n'aurait pas vu le jour. Aujourd'hui, on se souvient de lui, et non d'elle. A ceux, donc, qui prétendent que les femmes ne savent pas penser, rétorquons simplement qu'ils sont banalement incultes. Et n'oublions pas qu'à trop citer les clichés, on leur donne souvent une seconde vie.» Michèle Le Doeuff est philosophe, directrice de recherche au CNRS, auteur du Sexe du savoir, Aubier, 1998, réédition Champs Flammarion, 2000. (1) Pour en savoir plus : voir Maria Dzielska, Hypatia of Alexandria, Harvard University Press, 1995.

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