samedi 27 mars 2010

«Auschwitz… on ne savait pas» (6 mars 1996)

Société 27/03/2010 à 00h00
«Auschwitz… on ne savait pas»
Interview

Dans les archives de «Libé», il y a 14 ans. L’ancien fonction-naire de Vichy, accusé d’avoir organisé des convois de Juifs pour les camps de la mort, expose sa stratégie de défense, au moment où la justice étudie son renvoi en cour d’assises.

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Par annette levy-willard et denis demonpion (Libération du 6 mars 1996).


L’affaire Maurice Papon a commencé il y a quinze ans. Pensez-vous que votre procès aura lieu ?

Je sais que je n’ai rien à me reprocher. Au contraire, j’ai fait des choses qui, si elles avaient été sues à ce moment-là, m’auraient envoyé au cabanon. J’ai la conscience parfaitement tranquille. En dépit de beaucoup de désillusions et déceptions, je fais confiance aux institutions judiciaires de mon pays. Si on me juge en droit, le non-lieu est inévitable. Si le facteur politique intervient, tout est possible.
Vous avez été au ministère de l’Intérieur, puis à Vichy, puis secrétaire général de la préfecture de Gironde. Que saviez-vous de la politique antisémite de Vichy ?

Il y avait les fameuses lois de 1940 sur le statut des juifs. J’étais secrétaire général de préfecture, avec au-dessus de moi un préfet délégué et encore au-dessus un préfet régional, Maurice Sabatier. C’était un poste très secondaire, très effacé. Un poste d’exécution. Le chef des bureaux administratifs de la préfecture n’a aucune responsabilité politique, il gère des bureaux, des personnels, des crédits. Pourquoi ce secrétaire général de seconde zone est-il pris à partie de cette manière ? Parce qu’après la guerre il a fait une carrière exceptionnelle qu’on ne lui pardonne pas. […] Il y avait deux choses parfaitement distinctes : le Commissariat général aux questions juives de Xavier Vallat, qui avait des représentants régionaux et locaux, responsables de la gestion, du sort et du destin des juifs ; et il y avait à la préfecture, à côté du service de ravitaillement de l’essence, le «service des questions juives». Ce service, purement administratif, avait simplement pour mission de suivre ce qui se passait, de recevoir les juifs en difficulté, de pourvoir à leurs besoins. Lorsque la police, ou les Allemands eux-mêmes, arrêtaient les juifs, ils les parquaient le plus souvent à la synagogue. Et ce n’était pas le grand rabbin qui pouvait les nourrir. A ce moment-là, nous mobilisions le service de ravitaillement, nous fournissions des couvertures. Les malheureux passaient quelquefois plusieurs nuits comme ça.
Le réquisitoire du parquet retient contre vous le départ de quatre convois de juifs de Bordeaux à Drancy, puis à Auschwitz…

Auschwitz, on ne savait pas. Drancy, on savait. J’ai le sentiment que ces assertions ont été rajoutées dans le réquisitoire à la dernière heure, très improvisées, et ne tiennent pas juridiquement. Le convoi de 1944 : à l’époque, les Allemands ne se servaient même plus de la police française, ils avaient acquis la certitude qu’on les roulait, qu’on prévenait les gens. Ils pratiquaient leurs opérations eux-mêmes. La préfecture était mise devant le fait accompli. Nous étions des spectateurs impuissants.
Et les trois autres convois de 1942 ?

Je ne sais pas ce qu’on me reproche. On appuie ça sur des notes de comptes rendus à l’adresse du préfet responsable. Juridiquement, ça ne tient pas. Il y a deux choses que j’ai faites et dont je suis fier. Je les revendique, bien que ce soient les deux points que mes adversaires retiennent contre moi. D’abord, j’ai effectivement remplacé la Feldgendarmerie qui escortait les convois de juifs par la gendarmerie française. Après, les Allemands l’ont fait eux-mêmes. Le grand rabbin nous avait suppliés de nous en occuper, parce que la Feldgendarmerie faisait monter dans des wagons à bestiaux ces pauvres juifs à coups de crosse. Il a dit, avec bon sens : «Au moins, avec les gendarmes français, mes coreligionnaires seront à l’abri de ces brutalités.» Ensuite, j’ai remplacé les wagons à bestiaux par des wagons de voyageurs. Une fois.
Dès 1942, l’un de vos subordonnés vous apprend que Drancy n’est qu’une étape, avant la déportation en Allemagne. Que faites-vous ?

Il ne révèle pas la destination. Il révèle le fait de la déportation. Absolument personne ne savait. Je l’ai découvert quand Churchill l’a dit à la Libération. Ma marge de manœuvre ? Il y avait un registre, naturellement des juifs, que les Allemands possédaient depuis 1941. Les listes avaient été faites par le grand rabbin et l’Ugif (1). Subrepticement, je procédais à des radiations, de telle façon que le jour où les Allemands faisaient une rafle ou des arrestations.
Après la guerre, vous êtes-vous demandé ce qu’étaient devenues ces familles juives de Bordeaux que vous avez remises aux Allemands ?

Moi, en 1945, j’avais quitté Bordeaux. Je crois qu’hélas, hélas, comme dit le général de Gaulle, personne ne s’est préoccupé après la Libération de la France du sort de ces pauvres gens.
N’est-il pas temps de faire le procès de Vichy, qui a collaboré à la déportation des juifs de France ?

Que vous fassiez le procès de Vichy, je n’y vois pas d’inconvénient. Je n’y vois même que des avantages. Je ne voudrais pas que ce procès se fasse sur ma tête. Le secrétaire général de la préfecture de Gironde ne gouvernait pas la France. On a eu tort, en haut lieu, de concéder aux Allemands le concours des forces françaises, de la police française… Politiquement parlant, moi, je ne l’aurais pas voulu. Mais si on compare avec ce qui s’est passé ailleurs, il apparaît que le régime du maréchal Pétain, pendant un certain temps, pas jusqu’au bout malheureusement, a préservé la France des malheurs sans nuance qui se sont abattus sur des pays comme la Hollande. On ne peut pas faire l’impasse sur le fait que, dans la pratique quotidienne, l’intervention de certains cadres français, dans certaines circonstances, a atténué les malheurs. Je ne suis pas un vichyssois. D’ailleurs, personne ne le dit. Personne ne conteste ma qualité de résistant. Pourquoi je l’étais? Parce que j’avais le sentiment spontané de la patrie.
Le président Chirac a reconnu la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs. Vous sentez-vous visé ?

Non, je n’ai pas à assumer cette responsabilité. Je comprends très bien qu’il ait dit ça. Il se situait sur le plan de la politique, pas de la fonction publique. Il y a une confusion qui n’est pas involontaire entre fonction publique et autorité politique.

(1) Union générale des israélites de France. Créée le 29 novembre 1941 par décret, sous l’impulsion des Allemands. Chargée de représenter la communauté juive dans son intégralité sous l’Occupation, elle a été dissoute le 12 septembre 1944.

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