mardi 2 mars 2010

La jupe, une histoire décousue

Vous 03/03/2010 à 00h00
La jupe, une histoire décousue

Plis . L’historienne Christine Bard fouille les dessous d’un vêtement symbole de la femme, entre soumission et émancipation.


Elle a longtemps balayé les trottoirs, cachant des jambes que la décence recommandait de soustraire aux regards avant de remonter dans un vent de liberté au ras des fesses. Elle a des lustres durant nourri les fantasmes d’hommes dont les pupilles se dilataient à l’idée de voir dessous, avant que quelques mâles ne se mettent à revendiquer de la porter aussi…

Droite, parapluie, plissée ou portefeuille, la jupe est bien plus qu’un petit bout de tissu frivole. C’est un symbole dans lequel défile l’histoire des femmes, de leur soumission à un ordre masculin, puis de leur libération avant un XXIe siècle chahuté par des débats sur les identités de genre et les interdits vestimentaires.

Ce que soulève la jupe (identités, transgressions, résistances) (1), c’est ce qu’explore l’historienne au regard féministe Christine Bard dans cet ouvrage paru ce matin. Exercice de détricotage avec ce professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Angers, plus portée sur le confort d’un pantalon large que sur la minijupe…
La jupe a-t-elle toujours été un vêtement féminin ?

La jupe a existé bien avant l’invention, au XIe siècle, du mot arabe «djoubba» qui désigne une sorte de robe que le prophète a portée. Selon les régions, elle était revêtue par les hommes ou par les femmes. Mais cela fait maintenant des siècles qu’en France, elle symbolise le genre féminin.
Ne symbolise-t-elle pas surtout une forme de domination masculine ?

Oui, la religion en est un des vecteurs. La Bible interdit (Deuteronome)aux femmes de s’habiller en homme et aux hommes de s’habiller en femme. En France, l’Eglise catholique s’est chargée de faire respecter cette loi morale. Jusque dans les années 60, un prêtre pouvait refuser la communion à une femme en pantalon. Les pouvoirs publics aussi, ont repris cette interdiction. Ainsi, en 1800, une ordonnance de la préfecture de police de Paris interdit aux femmes de s’habiller en homme (elle n’est d’ailleurs toujours pas abrogée).

Dans la volonté de différencier les sexes par le vêtement, il y a aussi une volonté d’introduire une hiérarchie. La mode féminine a longtemps créé à l’évidence des entraves au mouvement. Et si les cols durs n’étaient sans doute pas très agréables à porter, les hommes ont toujours porté des vêtements plus pratiques. Bref, le sexe dominant s’est octroyé des vêtements plus faciles à porter. Comme le pantalon qui symbolise le pouvoir. Ce n’est pas un hasard, si on dit porter la culotte…

La jupe, elle, a été valorisée sur le plan esthétique, érotique. La jupe masque, elle cache le sexe des femmes, a-t-on dit. Mais contrairement au pantalon, fermé et protecteur, c’est un vêtement ouvert, très ouvert, d’autant que pendant longtemps, les femmes n’ont pas porté de sous-vêtements fermés dessous, mais des jupons superposés. Les culottes étaient soit inexistantes soit largement fendues. La norme était l’ouverture totale. Symboliquement, on peut y voir l’accessibilité au sexe féminin. C’est seulement au début du XXe siècle que le sous-vêtement fermé se répand…
Quand les femmes ont-elles commencé à sentir l’envie de brûler leurs jupes ?

Ce ne sont pas les femmes, mais certaines femmes. Et il faut attendre la Belle Epoque pour qu’il soit vraiment question de réformer le costume féminin. Jupe ou pantalon, c’est grâce à des féministes comme Madeleine Pelletier (1874-1939) qu’on peut se poser cette question futile le matin. On peut également citer Hubertine Auclert (1848-1914), la première suffragette française, qui défend la Ligue des robes courtes (en fait des robes qui ne traînent pas sur le sol). L’incendie du Bazar de la Charité en 1897 a marqué les esprits. Sur les 116 victimes identifiées, 110 étaient de sexe féminin. Cet événement a lancé des réflexions sur la nature contraignante du vêtement féminin. Pour les féministes les plus radicales, c’est même devenu un argument en faveur du port du pantalon, qui a aidé les hommes à fuir plus rapidement. Enfin, un mouvement hygiéniste a également poussé, dès la fin du XIXe siècle, à réformer la garde-robe des femmes, en s’élevant contre la jupe, le corset, les talons hauts…
Bilan de cette Belle Epoque ?

Il est mitigé. La peur de l’indifférenciation des sexes freine les progrès. Il n’y a guère eu que la percée de la culotte de zouave pour monter à bicyclette et l’invention de la jupe-culotte également réservée aux activités sportives. Et c’est aussi à la Belle Epoque, en 1910, que Paul Poiret crée un redoutable vêtement pour les femmes. Il s’agit d’une robe fuselée resserrée dans le bas et retenue par une martingale intérieure nommée entrave. Sous le jupon, un dispositif serre les mollets pour empêcher tout déchirement du vêtement. Inutile de dire que la marche devait être restreinte. En témoigne l’écrivain Maurice Sachs qui raconte avec un sadisme tranquille : «J’ai suivi ce matin, dans la rue, une jeune femme qui portait une robe entravée. Elle avait une peur terrible, voulait courir, ne le pouvait pas, ne savait comment faire. Je me suis bien amusé.»
L’ourlet commence à remonter avant 1914. Un ourlet qui remonte fleure-t-il toujours bon l’émancipation ?

Tout ce qui fait reculer la pudeur, qui a servi au contrôle des femmes, est un signe d’émancipation. L’ourlet est vraiment raccourci pendant les Années folles (au genou en 1925). Plus tard, sous Vichy, on se souviendra de cette garçonne, personnification de la «décadence» qui a conduit à la défaite. Les années 50 continuent d’ailleurs de régler son compte à ce modèle de femme masculinisée. Dior parlera d’ailleurs de «reféminiser» la femme…
Quand la minijupe débarque au milieu des années 60 est-ce l’aboutissement d’une libération ?

C’est très clairement ce que pensent celles qui la portent. Il a toujours été plus facile de montrer sa poitrine que ses jambes et ce, dès le Moyen Age et ses nudités de gorge… Mais les jeunes femmes se libèrent aussi en portant des pantalons dont le triomphe coïncide avec celui de la minijupe. On en a déjà vu à la plage dans les années 20, mais il a vraiment cessé d’être un symbole de masculinité dans les années 60. Au fond, ce que souhaitent les femmes c’est s’habiller comme elles veulent. En jupe ou en pantalon. Ce n’est pas toujours possible aujourd’hui encore dans certaines professions. Les hôtesses de l’air d’Air France, qui réclamaient le droit au pantalon depuis 1968, ont dû attendre 2005, au motif qu’elles portaient l’image de la France. Comme si la jupe était une part de la francité…
On peut encore imposer le port de la jupe ?

Oui, le droit du travail (article L.120-2) le permet à condition que l’employeur en justifie clairement les raisons. Typiquement, sont concernés les métiers où les femmes sont en contact avec le public, comme les vendeuses. Et de façon plus générale, toutes ces entreprises qui, à la manière américaine, donnent à leurs salariées une tenue modèle, pour créer une certaine image de leur boîte. C’est la tendance actuelle. Et l’on peut s’attendre à un regain de pression sociale pour imposer la jupe.
Et en politique ?

Jusqu’en 1980, les députées n’étaient pas admises en pantalon à l’Assemblée nationale. C’était du moins l’usage que faisaient scrupuleusement respecter les huissiers. Cette année-là, la députée communiste Chantal Leblanc, refoulée à cause de son pantalon, proteste et obtient gain de cause. Des années plus tard, si l’on regarde la photo du gouvernement en 2007, les ministres sont presque toutes en pantalon. Cela contraste avec l’ultraféminité de Ségolène Royal, qui joue la différence. En gros, alors que les autres cherchent à neutraliser leur genre, et à déjouer la sexualisation, elle joue la carte de la féminité, et c’est risqué…
Ironie de l’histoire, pouvoir porter une jupe est aujourd’hui devenu une revendication des Ni Putes ni soumises…

Oui c’est parfois un acte militant, une manière de défendre un «droit à la féminité» alors que dans le même temps l’association s’est prononcée contre le port du voile. Une position qui a d’ailleurs été mal comprise par les jeunes, qui sont plutôt en faveur de l’absence d’interdits vestimentaires. En tout cas, il faut bien reconnaître qu’à partir des années 2000, les jeunes filles ont renoncé à la jupe dans les collèges. Et pas seulement dans les cités. En gros, la jupe est devenue un danger, un signe de disponibilité sexuelle, avec une équation jupe = pute. Comme si la féminité était une provocation sexuelle permanente. Au fond, comme si les filles devaient faire oublier qu’elles sont des filles. Ainsi s’est créée «la journée de la jupe et du respect» à l’initiative d’une association rennaise en 2006 qui, au lycée d’Etrelles, ne fait pas l’éloge de la jupe, mais en profite pour parler de sexualité, de violence entre filles et garçons…
Des hommes réclament de pouvoir eux aussi porter une jupe. Un gag ou une vraie revendication d’égalité des sexes ?

Cela n’a rien d’une blague. En dépit du machisme et de l’homophobie de certains, je crois que la jupe pour hommes a toutes ses chances. C’est même une tendance qui devrait se confirmer parce que les codes de genre sont moins rigides. Beaucoup d’hommes aspirent à montrer davantage leur corps, à l’érotiser. Et à conquérir de nouvelles libertés. La jupe pour homme n’est pas seulement un symbole politique d’égalité mais aussi une envie de pouvoir varier les plaisirs. C’est pourquoi je défends la mixité de la jupe, et me méfie du droit à la féminité, qui peut se transformer en devoir de féminité. En revanche, militer pour le droit à la parure sans distinction de sexe ou de genre est une des manières d’en finir avec le régime vestimentaire bourgeois hérité du XIXe siècle.

(1) Editions Autrement, en vente dès aujourd’hui.

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