mercredi 16 décembre 2009

Antiféminisme: le massacre qui a traumatisé le Québec

Antiféminisme: le massacre qui a traumatisé le Québec
LE MONDE 2 | 11.12.09 | 13h23 • Mis à jour le 14.12.09 | 14h54



Envoyée spéciale à Montréal

Sur le campus enneigé de l’université de Montréal, c’est la dernière heure du dernier jour de la session d’automne à l’Ecole polytechnique. L’ambiance est à la fête et au « tintamarre » pour ceux des étudiants qui achèvent leur cursus. Personne n’a rien compris quand un jeune homme est entré, une carabine semi-automatique dans un sac en plastique à la main. Il a rejoint sans encombre une salle de cours d’ingénierie mécanique au deuxième étage.
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Sur la Place du 6 décembre 1989 à Montréal, la plaque en hommage au massacre à l'Ecole polytechnique.
Reportage Antiféminisme : le massacre qui a traumatisé le Québec

Là, le dénommé Marc Lépine, 25 ans, fait face aux étudiants et leur ordonne de se séparer en deux groupes distincts : les garçons d’un côté, les filles de l’autre. Histoire de prouver sa détermination, il tire un coup de fusil au plafond. Il commande aux hommes – une cinquantaine – de sortir, puis s’adresse aux neuf femmes qu’il tient en joue. "Vous êtes des femmes, vous allez devenir ingénieures. Vous n’êtes toutes qu’un tas de féministes, je hais les féministes."

COURSE MEURTRIÈRE

L’une d’elles esquisse un geste, tente de lui parler. Lépine rétorque en appuyant sur la gâchette. Il tire sans discernement, en blessant trois, en tuant six. Puis il tourne les talons et continue sa course meurtrière à la cafétéria, dans les couloirs, dans une autre classe, blessant des étudiants, épargnant des garçons, s’acharnant sur d’autres jeunes filles, en achève une au couteau de chasse.

Au bout de vingt minutes de carnage, le tueur retourne son arme contre lui, meurt sur le champ. Il vient d’assassiner quatorze femmes – douze étudiantes, une élève-infirmière et une employée –, d’en blesser douze autres ainsi que deux jeunes hommes. Et de traumatiser durablement le Québec. C’était le 6 décembre 1989. Qui pourrait l’oublier ?

INTROSPECTION DOULOUREUSE

Chaque année à la même date, le Canada se souvient, se recueille en mémoire des victimes. Et se livre à une introspection douloureuse : comment un tel drame a-t-il pu se produire dans cette paisible société considérée comme un modèle dans le monde entier pour ses avancées sur la situation des femmes ? La question est sensible.

Chaque 6 décembre, la population et ses députés en particulier sont invités à porter un ruban blanc à la boutonnière, en signe de refus de la violence à l’égard des femmes. Pour avoir rechigné, un chef pressenti de l’Action démocratique du Québec, un parti de droite, y a perdu en crédibilité.

Mais voilà que, vingt ans plus tard, les tensions réapparaissent. Obtenue de haute lutte dans les années suivant le drame, une loi obligeant les Canadiens à enregistrer leurs fusils et carabines sur un registre officiel est en train d’être battue en brèche par le gouvernement fédéral d’Ottawa, sous la pression des chasseurs et autres amateurs de "long guns" : le démantèlement de ce texte vient d’être voté en deuxième lecture à la Chambre des députés le 5 novembre.

RANCŒURS MISOGYNES

En outre, des petits groupes radicaux -les "masculinistes"- répandent leurs rancœurs misogynes sur Internet. Certains d’entre eux vont jusqu’à présenter Marc Lépine comme un héros de leur croisade antiféministe. L’auteur d’un de ces blogs est un adepte du photomontage de mauvais goût. Sur une de ses images, par exemple, Marc Lépine apparaît la main posée -comme une menace ?- sur l’épaule de Francine Pelletier, journaliste et documentariste connue.

Elle et dix-huit autres femmes étaient les cibles potentielles que Marc Lépine aurait voulu faire "disparaître", d’après le texte qu’il a laissé. Il y aurait renoncé "par manque de temps" avant de se rabattre sur les étudiantes de Polytechnique où il avait lui-même tenté d’entrer.

"J’ai su deux jours après le massacre que je figurais sur cette liste éclectique à côté de plusieurs femmes leaders d’opinion ainsi que des policières qui avaient battu leurs coéquipiers masculins dans un match de volley-ball, se souvient Francine Pelletier. Je n’ai pas vraiment eu peur : c’était un criminel de masse, pas un tueur en série." Marc Lépine avait joint cette liste à une lettre qu’une main anonyme a expédiée à la journaliste plusieurs mois après les événements. Celle-ci a été la première à l’avoir publiée dans La Presse, le quotidien québécois.

GRAND MALAISE

Cette lettre, les pouvoirs publics n’ont jamais voulu la divulguer officiellement. Trop explicite, trop dérangeante sans doute. Il n’y eut pas non plus d’enquête publique malgré les demandes. Le malaise était trop grand. Tout dans cette affaire a donné lieu à de longues polémiques : le manque de présence d’esprit des étudiants masculins -l’un d’entre eux se suicidera peu après-, le retard de la police -dont un des responsables trouva sa fille parmi les victimes.

"Il y a eu deux tragédies : le meurtre de quatorze jeunes femmes et le débat terrible qui s’en est suivi", rapporte Francine Pelletier. "Des politiques, un cardinal, des journalistes parlaient d’un fou qui avait tiré sur des jeunes gens, sur des étudiants. J’étais aux obsèques officielles, les mots d’étudiantes, de femmes n’étaient pas prononcés", raconte Monique Simard. Actuelle directrice du programme français de l’Office national du film du Canada, elle était à l’époque une responsable syndicale en vue. A ce titre sans doute, son nom figurait aussi sur la liste de Marc Lépine. "S’il n’avait visé que des Noirs ou que des juifs, tout le monde aurait crié à l’acte raciste, antisémite, insiste-t-elle.

Là, beaucoup refusaient de dire qu’il s’agissait d’un crime antifemmes. Il a déchiré la société québécoise, il a fait exploser un consensus apparent et montré que la cohésion n’était pas aussi solide qu’on le croyait."

"CONSENSUS APPARENT"
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Le "consensus apparent" avait permis à la Belle province plus encore qu’ailleurs d’accomplir une véritable mue dans la foulée de la "révolution tranquille", la période politique de 1960 à 1966 fertile en chambardements. En très peu de temps, résume Monique Simard, le modèle des familles de dix enfants régies par l’Eglise catholique a explosé. Les femmes ont accédé à la contraception, à l’université, ont reconsidéré les joies du mariage, ont installé, non sans bagarres, un réseau unique au monde de structures féministes soutenues par le gouvernement. "Les lois sur le patrimoine familial, les crèches, le mariage gay, l’avortement, on était à l’avant-garde, se souvient Francine Pelletier. Tout était extraordinairement rapide, facile. Nous n’avions pas perçu les réactions."

Ce contre-mouvement que les Québécoises appellent le "ressac" a transparu au lendemain du drame de Polytechnique. A la radio, dans les journaux, les points de vue de l’opinion bouleversée ne s’expriment pas toujours avec tact. Des voix, surtout masculines, s’élèvent pour faire part d’une certaine compréhension à l’égard du jeune tueur, dont on apprendra plus tard qu’il avait été maltraité par son père, un immigré algérien. Après tout, les femmes n’occupaient-elles pas un peu trop de place depuis quelques années aux dépens des hommes ? Voilà qui expliquerait la souffrance de ces derniers, leur taux de suicide, les échecs scolaires des garçons… En retour, une féministe suppute à haute voix qu’un Marc Lépine sommeillerait en chaque homme. Esclandre garanti.

DIATRIBES ET DÉNONCIATIONS

La proximité du vingtième anniversaire a ravivé les débats, en particulier l’hiver dernier, à la sortie du film de Denis Villeneuve – Polytechnique, un docu-fiction sobre et glaçant, très scrupuleux vis-à-vis des faits et des témoignages de survivants*.

En quelques clics, il est facile aujourd’hui de lire sur des sites canadiens des diatribes contre les "féminnazis", le "fémini-fascisme" et autres dénonciations des "crimes contre l’humanité" imputés aux féministes. Celui de L’Après-rupture n’est pas le plus violent, mais il est représentatif.

Pour avoir rencontré des hommes dans la détresse à cause d’un divorce, Jean-Claude Boucher a fondé il y a douze ans ce groupe composé d’une vingtaine de bénévoles qui préfèrent rester anonymes selon lui. Lui-même a connu "la machine à broyer", comme il dit, il y a longtemps. Depuis, il a tourné la page, un autre sujet l’anime à présent. Il a accepté de nous en parler.

RÉVOLTE CONSTANTE

"Polytechnique ne peut pas être séparé du féminisme. Je n’irai pas jusqu’à dire que les féministes l’ont suscité… mais enfin cet événement-là faisait leur affaire", attaque-t-il en introduction. L’Après-rupture propose que le 6 décembre devienne à l’avenir "la journée internationale de la misandrie". "Au début, le mouvement féministe avait sa raison d’être, concède le président. Avant les années 1960, il y avait quand même un déséquilibre entre les deux sexes. Aujourd’hui, c’est juste un lobby qui propage des fausses statistiques et engrange des fonds publics qui lui permettent de gérer des dizaines de milliers d’emplois dans les organismes de femmes."

Jean-Claude Boucher se fait là l’écho d’une révolte exprimée avec constance par les tenants du ressac. Sus aux avantages financiers accordés à l’autre moitié de la société : trop de subventions pour les campagnes de communication contre la violence conjugale, pour les centres d’hébergement accueillant les femmes battues -un vrai point de crispation-, trop d’aides pour faciliter l’accès des filles à l’enseignement supérieur, voire trop de pensions alimentaires obligatoires.

"FRAUDE INTELLECTUELLE"

C’est bien simple, depuis les années 1980, "les hommes n’ont plus aucun privilège". Tout ça à cause de la "propagande haineuse des féministes. Il y a un Allemand qui a fait basculer tout un pays de cette façon". Jean-Claude Boucher est incollable en statistiques – les siennes –, tout en dénonçant "la fraude intellectuelle" du camp adverse qui, forcément, n’avance pas les mêmes.

Selon ses données à lui, les femmes seraient à peu près aussi violentes que les hommes, donc pas davantage victimes ou presque (53 % pour elles, 47 % pour eux précisément). "Seulement au Québec, si ton épouse te frappe, n’appelle pas au secours. Sinon, c’est toi qui iras en prison. L’esprit de la police aujourd’hui, c’est d’arrêter le plus fort !" Quant à la loi sur le registre des armes à feu votée après la tuerie de Polytechnique, "elle n’a jamais servi à protéger personne, juste à ficher les honnêtes gens. Le gouvernement avait encore une fois plié devant les féministes en l’adoptant. Mais pourquoi écouter ces gens qui n’y connaissent rien ! Les armes à feu, ce n’est pas dangereux".

Destruction de la famille, baisse de la natalité, augmentation des divorces : le bilan n’est pas brillant aux yeux des antiféministes. "C’est d’abord le lesbianisme qui est derrière tout ça. Une femme qui a eu un bon père, qui a un bon mari et deux enfants mâles ne peut pas être féministe ! Ça n’a pas de bon sens." Le temps passant, Jean-Claude Boucher se livre sans ambages. "Il faut bien admettre que nos cerveaux sont différents.

Les femmes n’aiment pas occuper des postes de pouvoir. Elles sont d’extraordinaires numéros 2. Pourquoi vouloir changer ça ?" Sa compagne nous rejoint. Elle stipule qu’elle ne supporterait pas de vivre avec un homme qui la considérerait comme inférieure. Seulement, un de ses fils s’est vu injustement accusé de violence envers sa petite amie. "A un moment donné, faut que ça s’arrête."
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UNE POIGNÉE D'EXALTÉS

Imaginer le courant antiféministe comme une force organisée prête à se lancer dans une vaste contre-offensive reviendrait à s’effrayer à peu de frais. Sans doute ne sont-ils qu’une poignée plus ou moins exaltés, pas même solidaires. Préoccupé par un site qui fait apparaître une cible sur le bâtiment de Polytechnique et appelle les jeunes gens à former une armée pour tuer des féministes, Jean-Claude Boucher a alerté la police. Les masculinistes méritent-ils seulement une place dans les médias ? Les avis divergent.

Le vrai problème du discours extrémiste tient à sa propension à libérer la parole misogyne, machiste ou réactionnaire qui ne demande qu’à remonter à la surface. Les livres aux titres évocateurs font florès : L’Equité salariale et autres dérives et dommages collatéraux du féminisme au Québec, Homme et fier de l’être… même la BD est concernée, avec Les Vaginocrates.

En mai 2005, des membres de Fathers 4 Justice, déguisés en Superman et autres superhéros, ont escaladé la croix du Mont-Royal, qui surplombe le centre-ville de Montréal pour attirer l’attention sur les pères divorcés. Leur coordinateur s’est, lui, hissé au sommet du pont Jacques-Cartier au nom de la même cause, bloquant la circulation à l’entrée de la ville pendant une douzaine d’heures. Un autre père en souffrance, Mario Morin, l’a imité l’année suivante. Il se réclamait de Marc Lépine.

LE FANTÔME DE MARC LÉPINE

Des groupes de femmes reçoivent parfois des courriels désobligeants qui évoquent le nom du tueur, comme si son fantôme planait insidieusement. Dans les années 1990, on avait su que des soldats du régiment aéroporté de l’armée canadienne basé à Petawawa (Ontario) avaient commémoré le 6 décembre en saluant la mémoire de Marc Lépine. Interrogé sur cette dérive, le ministre de la défense avait botté en touche.

Au pied du Mont-Royal où s’étale le vaste campus universitaire, la place du 6-Décembre-1989 abrite des arbres et les souvenirs du drame gravés en arc de cercle. D’autres villes canadiennes, Vancouver, Toronto, ont leur monument en mémoire des victimes. A Paris aussi, la date a donné lieu à un rassemblement, place du Québec (6e arrondissement), à l’appel de groupes de femmes.

Sur le bâtiment de l’Ecole polytechnique de Montréal, une plaque rappelle les noms des quatorze assassinées. Il a fallu du temps pour retrouver le goût de continuer, sans oublier, témoigne Diane Riopel, ingénieure et professeure, spécialisée en génie industriel. "Ce soir-là, le Québec au complet a perdu son innocence. Nous pensions qu’une chose pareille pouvait arriver n’importe où sauf chez nous", confie-t-elle.

Diane Riopel consacre une partie de sa grande énergie à la promotion des activités scientifiques et du métier d’ingénieur auprès des plus jeunes, des filles en particulier. L’année qui suivit le drame, ces dernières s’étaient inscrites en nombre à l’Ecole polytechnique. Depuis leur nombre progresse lentement, il plafonne même autour de 23 %. Avec 26 % de moyenne, la France n’atteint pas de record non plus.

*Nous avons supprimé une citation attribuée par erreur à Christian Rioux, correspondant du Devoir à Paris.

Martine Valo

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