mercredi 16 décembre 2009

Femmes sportives, corps désirables

http://www.monde-diplomatique.fr/2000/10/LOUVEAU/14322

Au-delà des Jeux olympiques de Sydney
Femmes sportives, corps désirables

Une femme est-elle libre de pratiquer le sport de son choix ? Dans les pays occidentaux, cela ne prête guère à discussion : si les femmes s’investissent majoritairement dans les disciplines « gracieuses » et répugnent aux sports « virils », c’est que tel est leur choix. A y regarder de près, pourtant, cette propension n’est qu’une construction sociale, qui réglemente les représentations et les pratiques « acceptables » du corps, et perpétue la division des rôles. Aux hommes le « faire », aux femmes le « plaire ».
Par Catherine Louveau

Sur les terrains de sport, les femmes ne sont plus jugées comme inconvenantes ou incapables. De plus en plus d’entre elles pratiquent une activité physique régulière (64 % des femmes de 14 à 65 ans, et 72 % des hommes) et tous les sports leur sont en théorie ouverts. Mais les pratiques sportives, comme on peut le constater à Sydney à l’occasion des Jeux olympiques, restent des territoires sexués.

Dès l’enfance, les filles manifestent un intérêt moindre que les garçons pour les situations d’affrontement et de rivalité, et à se mesurer aux autres. Modalités majoritaires de la pratique masculine du sport : technique, entraînement, attachement aux valeurs traditionnellement instituées du succès (performances, clas sements), collectif, solidaire. Pour les femmes, en revanche, le jeu, l’entretien physique, l’attachement aux finalités personnelles ou aux aspects relationnels sont prépondérants, dans une pratique individuelle, voire solitaire. Comme si ce devait être plus volontiers sport pour eux et corps pour elles. On ne saurait laisser les attributs de son sexe au vestiaire.

Les modes d’engagement sportif des hommes et des femmes traduisent en effet la façon qu’ils ont d’investir l’espace et le monde. Les représentations « permises » dans le sport sont les mêmes que les métiers « autorisés » aux femmes. Montrer ou exercer sa force, se livrer à un combat, porter ou recevoir des coups, prendre des risques corporels sont autant d’attributs que les femmes semblent ne pas pouvoir faire leurs et qui appartiendraient donc, en propre, à la masculinité.
Conservatoire de la virilité

En prêtant attention à ce que les femmes font, à ce qu’on montre d’elles, à ce qui est dit d’elles (et à ce qui n’est ni dit ni vu), on voit se dessiner des normes d’apparence corporelle : une prescription de féminité. Les femmes sportives posent (malgré elles) la question du corps et de la féminité conformes à la désirabilité sociale.

Les femmes sont quasi absentes de l’information (1) et, quand elles y sont présentes, c’est de manière stéréotypée : rapportés à la sphère affective ou sexuelle, à la famille, aux enfants. Alors que l’ensemble de la profession de journaliste compte un tiers de femmes, elles sont quasiment absentes du jour nalisme sportif (90 femmes sur 1 800 journalistes affiliés à l’USJSF). Lors des Jeux olympiques d’Atlanta, en 1996, on ne comptait que 10 % de femmes parmi les journalistes français accrédités. Conséquence ? Si les femmes représentent en France 30 % des sportifs de haut niveau, elles ne sont plus que 10 % des athlètes cités dans les médias (2). Pour se frayer un chemin dans les pages des magazines, les sportives doivent impérativement gagner.

Le sport féminin représente en moyenne 16 % du volume occupé par les pages sportives..., qui ne comptent que pour 1 % des pages dans la presse « féminine ». La télévision française, en 1997, a consacré les deux tiers de ses retransmissions aux sports les plus masculins (football, cyclisme, rugby, sports mécaniques, boxe). Le tennis, l’athlétisme et le golf, où figurent quelques sportives, n’ont représenté que 17 % du temps total... restaient les 25 heures (1,2 % du total) de patinage, un sport assurément féminin. Où il est question de « grâce » des gestuels et des figures, où les apparences sont travaillées à travers les tenues et le maquillage, où le corps productif, en fin de compte, importe moins que le corps esthétique : là sont les sports féminins qui retiennent l’attention, l’audience.

Ecoutons les journalistes sportifs : l’homme est décrit dans ce qu’il fait ; lorsqu’il s’agit de la femme, impossible d’échapper à une appréciation esthétique. Lorsque la sportive paraît, cherchez la femme : « La toujours belle et toujours aussi rapide Florence Griffith Joyner », ou l’alpiniste Catherine Destivelle, qui, « tranquillement redoutable derrière son joli sourire, arrive toujours au sommet ». L’Equipe magazine (3) n’avait pas hésité à opposer, sur la question de la « féminité », la cycliste Jeannie Longo à Muriel Hermine (natation synchronisée). En légendant une photographie de cette dernière (« belle et féminine »), le journaliste indiquait : « La faute à qui si Longo rime avec macho et Hermine avec féminine ? » L’une était conforme au référent normatif de la « féminité », l’autre non.

La pratiquante de natation synchronisée, la danseuse, la gymnaste ou la patineuse représentent le « modèle » de la femme sportive. On le perçoit bien lorsque les femmes s’adonnent à des sports « de tradition masculine », ou quand elles ont des morphologies différentes de cette femme « canon ». Ainsi en cyclisme : « L’ascension sur Morzine, en particulier, permet de convaincre les milliers de spectateurs présents que les filles, elles aussi, savaient tenir sur un vélo. Certes, il serait plus féminin de les imaginer actrices ou mannequins, mais il serait bon que l’homme, en 1985, comprenne enfin que la femme n’a pas pour rôle permanent d’être féminine afin de séduire le mâle. Quelques filles du peloton d’ailleurs [nous soulignons] n’ont pas grand-chose à envier question physique aux modèles de Play-boy. Enlevez leur cuissard, maquillez-les et vous ne serez pas déçu (4). »

Sous le maillot, comme sous ces propos ambigus, c’est bien LA femme que l’on cherche... et que l’on exige. Les sportives des pays de l’Est n’étaient-elles pas décrites, à la fin des années 80, comme des « erreurs de la nature » et des « monstres (5) » ? Le sport se pose à la fois en conservatoire d’une excellence féminine stéréotypée et en conservatoire des vertus viriles. La diversité des morphologies appartient à des concevables masculins ; on imagine mal qu’un sauteur en hauteur puisse avoir la même corpulence qu’un lanceur de poids. Mais on voudrait des sportives qu’elles soient toutes semblables, minces et longilignes, comme si, pour elles, l’efficacité gestuelle et technique pouvait être indépendante des capacités physiques et des pré-requis morphologiques.

« Le sport menace-t-il leur beauté ? », question récurrente se conjuguant exclusivement au féminin : « Il n’y a rien de plus beau au monde qu’une Mary Decker qui court. Ses adorables jambes, qui eurent à juste titre les honneurs d’un grand magazine américain, engendrent une foulée qui demeure sans cesse élégante et racée, même [nous soulignons] au plus profond de l’effort (6). » La sportive est tenue de faire la démonstration (sinon la preuve) de son identité en usant des artifices propres aux femmes : cheveux mis en forme, bijoux, maquillage ou ongles vernis (comme ce fut demandé à toutes les participantes de la Grande Boucle - le Tour de France féminin - en 1999). Par ces signes, de surface, mais donnés comme constitutifs de la féminité, les sportives peuvent espérer être perçues pour ce qu’elles sont et aussi pour ce qu’elles font. Manqueraient-ils, que se déchaînent volontiers la suspicion, l’inquiétude et une violence verbale à peine contenue.

A bien regarder les marginalités tolérées et celles qui ne le sont pas, deux terrains d’expression de la virilité se dégagent : l’un fait de connaissances et de savoir-faire, l’autre, plus « personnel », fait d’usages et d’images du corps - l’un et l’autre caractérisant l’homme dans son rapport aux autres, aux objets, au monde extérieur. Les femmes peuvent, sans trop déroger, s’approprier certaines prérogatives du premier (voir la reconnaissance de Florence Arthaud, Michèle Mouton, Catherine Destivelle), mais elles violent un tabou quand elles s’arrogent certains aspects du second (boxeuses, lutteuses, joueuses de rugby demeurent invisibles dans les médias).

Elles subissent alors un procès de virilisation, qui demeure d’actualité dans le sport quand ailleurs il est tombé en désuétude. Comme les écrivaines et artistes d’autrefois, dès que des femmes sortent des espaces et des rôles qui leur sont strictement assignés, elles sont désignées comme masculines, « viriles », voire asexuées. Rompant avec le rôle imparti aux femmes, elles ne peuvent que se masculiniser.

Les « affaires » de doute quant au sexe réel des athlètes sont anciennes. Dans la première moitié du XXe siècle, il est commun de penser que le sport virilise les femmes. Ce « trop de virilité » amènera à la mise en place du test de féminité comme à la suspicion de la prise d’hormones mâles par les sportives dans les années 60. Au fil du temps, les morphotypes des sportives se sont, de fait, rapprochés de ceux des sportifs : gestuels et efficacité technique se ressemblent, tout comme les corps, dans leur apparence comme au plan fonctionnel. Le physique avantageux des sportives, du fait de la nature, de l’entraînement ou de l’absorption d’androgènes, est indistinctement rapporté à ce procès récurrent. Leur virilisation « naturelle » ou « artificielle » et la suspicion quant à leur féminité se confondent durablement dans l’histoire. Comme on a pu le remarquer avec Amélie Mauresmo, l’homosexualité (déclarée ou présumée) amène à ce même procès : sont-elles de vraies femmes ?

Le sport réclame de « vraies » femmes et de « vrais » hommes au sens le plus classique. Or la pratique sportive amène la question de la ressemblance voire de la confusion entre hommes et femmes. Ici, le corps n’est jamais évacué. Il est le vecteur premier où s’inscrit l’identité de chacun. Le corps du sportif est agissant, donné à voir, vu et perçu.

A travers cette représentation des corps, le sport devient le lieu où se joue l’imaginaire de l’Autre. Une masculinité et une féminité dessinées par leurs dif férences les plus accusées s’y expriment et s’y mettent en scène. Le sport veut et forge des femmes idéales, belles pour (le) séduire, de même que des hommes idéalement virils, c’est-à-dire forts ou courageux pour (la) conquérir. Les pratiques, les images et les discours du sport ont ce point commun : c’est l’image qu’elle donne à voir d’elle-même qui fait la femme, comme c’est l’action qui fait l’homme.

Aux balbutiements du sport féminin, le baron Pierre de Coubertin traçait les limites de l’acceptable : « Techniquement, les footballeuses ou les boxeuses qu’on a déjà tenté d’exhiber çà et là ne présentent aucun intérêt, ce seront toujours d’imparfaites doublures. (...) si les femmes sportives sont soigneusement dégagées de l’élément spectacle, il n’y a aucune raison de les proscrire. On verra ce qui en résulte (7). » Et l’on dira des gymnastes, dans les années 40, qu’« elles ne devraient jamais donner, aux barres parallèles, le spectacle de visages grimaçants, de contractions douloureuses en cours d’exercices, de chutes pénibles ».
Au cœur de l’effort

Les images de sportives saisies au cœur de l’effort restent minoritaires, quand elles ne sont pas montrées comme contre-exemples. Ainsi, lors du premier marathon olympique féminin, en 1984 à Los Angeles, les caméras restèrent longuement braquées sur l’arrivée de cette concurrente grimaçante et titubante... L’image, maintes fois rediffusée, de Florence Griffith Joyner remportant le 100 mètres olympique de Séoul, en 1988, fut bien celle non de son ultime effort avant la ligne d’arrivée, mais de son sourire une fois qu’elle l’eut franchie.

A travers une sportive qui n’est femme que gracieuse, souriante ou parée, les prescriptions ne s’adressent-elles pas à une seule et même femme - celle qu’on ne peut s’empêcher, fantasmatiquement au moins, de vouloir physiquement posséder, celle qui doit réserver certains de ses visages (comme celui de la souffrance) à l’intimité et à un seul homme ? Dans Les Olympiques (1954), Henry de Montherlant écrit : « En aurai-je vu, de ces jeunes sportives, offrir au regard des curieux, sous l’œil de leurs mères, ce dernier secret que lâche une face défigurée, ce spasme de douleur où l’époux seul jadis avait le droit de se perdre en étant le créateur et le maître. » La sportive souriante, dont on vante la « féminité », et la sportive dite trop musclée, anguleuse, « masculine », sont ainsi les deux faces d’une même icône.

Comment s’étonner alors que les représentations traditionnelles se reproduisent sur les terrains de sport, sur les lieux (et à l’âge) de la découverte de son corps en transformation, quand se dessinent les contours de la masculinité et de la féminité (8) ? Dès le plus jeune âge, on fait jouer les garçons et les filles sur des terrains différents. Les pratiques qu’on leur propose (ou impose) à l’école ou au club sont aussi à repenser : que viendraient faire les filles dans un club si elles ne se reconnaissent pas dans les modalités de compétition qui y sont à l’œuvre ?
Catherine Louveau.

Femmes, Sport

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Catherine Louveau

Sociologue du sport, professeure à l’université Paris-X I-Orsay. Coauteure avec Annick Davisse de Sports, école, société : la différence des sexes, préface de Geneviève Fraisse, L’Harmattan, 1998.
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(1) Enquête « Mediawatch », cf. Virginie Barré, Sylvie Debras, Natacha Henry, Monique Trancart, Dites-le avec des femmes. Le sexisme ordinaire dans les médias, CFD / AFJ 1999.

(2) « Mediawatch », op. cit.

(3) L’Equipe Magazine, 6 novembre 1987.

(4) L’Equipe, 29 juin 1985.

(5) Dossier « La fin des emmerdeuses », L’Equipe Magazine, 10 septembre 1989.

(6) Marcel Hansenne, « Ça suffit les machos », L’Equipe Magazine, 28 novembre 1983.

(7) Pierre de Coubertin. Pédagogie sportive, Paris, 1912, rééd. Vrin, 1972.

(8) Lire aussi, Le sport, elles en parlent, Editions Lunes, préface de Marie-George Buffet, 2000. Du 14 au 16 novembre, l’Insep organise un colloque sur ce thème : entretiens@insep.fr

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