mardi 29 décembre 2009

Les «mensonges déconcertants»

Libération
Société 28/12/2009 à 00h00
Les «mensonges déconcertants»


Par ANNETTE WIEVIORKA


Si le territoire de l’historien s’est dilaté à l’infini, faisant du ressentiment, de la douleur, de l’amour, de la mort, du parfum, du corps… des objets d’histoire, l’étude du cynisme reste confinée au mouvement originel. Nul n’a jamais entrepris d’en faire l’histoire, si ce n’est celle du mouvement philosophique qui, dans l’Antiquité, lui a donné son nom.

Si l’on s’en tient à la définition couramment admise aujourd’hui (l’attitude cynique est celle qui fait fi des conventions sociales et morales), faire l’histoire de cette attitude semble d’emblée voué à l’échec. Le cynique est celui qui est perçu, en fonction de ses propres valeurs ou conventions morales, comme les bafouant volontairement. S’il n’y a pas conscience et volonté de bafouer ces valeurs ou comportements, il n’y a pas de cynisme.

Le vol de l’inscription qui surmonte l’entrée du camp d’Auschwitz, «Arbeit macht frei», au matin du 18 décembre pour des raisons dont on ignore tout, a permis à tout un chacun de qualifier cette inscription de «cynique». Du haut de notre savoir d’aujourd’hui, par les témoignages aussi de ceux qui y ont survécu, nous savons que le travail concentrationnaire conduisait à la mort dans des proportions variables, selon les camps, d’un quart à la moitié des concentrationnaires ; qu’il était parfois (pas toujours) absurde, c’est-à-dire ne répondant à aucune nécessité économique.

Pourtant, ceux qui ornèrent de cette même inscription le premier camp fondateur du système concentrationnaire SS, Dachau (1933), ne l’ont pas nécessairement fait par cynisme, même si les contemporains (Viktor Klemperer dans son analyse de la LTI, la langue du IIIe Reich) la perçurent comme telle. Le travail concentrationnaire, à l’image de celui des camps soviétiques du Goulag, est supposé avoir une valeur de rédemption et permettre une «rééducation» prélude à une libération éventuelle. Car il était possible pour les communistes, socialistes, témoins de Jéhovah, homosexuels, d’être «libérés» s’ils manifestaient leur acceptation de la mise au pas.

Pas seulement du cynisme non plus dans les déguisements des gares d’arrivée des Juifs destinés à être immédiatement assassinés par le gaz ou dans les installations transformées en salle de douche, simplement le besoin de tromper les victimes pour que les opérations de mise à mort se déroulent le plus efficacement possible. Elles font partie de ce que Walter Laqueur a appelé «le terrifiant secret». Le cynisme ici (bien proche de la perversité) est second dans la vision nazie du monde (toute l’histoire est la lutte des races) et dans l’objectif de souder une société en éliminant ou mettant en esclavage des catégories de population à qui est retirée la qualité humaine.

L’histoire contemporaine (comme l’actualité) fourmille d’exemples où l’écart entre les mots et la réalité qu’ils recouvrent induit le sentiment que ceux qui les prononcent sont des cyniques, des êtres sans foi ni loi, sans morale et sans éthique. L’Union soviétique de Staline donne probablement les meilleurs exemples de ces distorsions. Celui pour qui l’homme était le capital le plus précieux fit fusiller, interner au Goulag, mourir par la famine une partie de ce capital. La constitution soviétique de 1936, dite constitution Staline, fut célébrée comme l’expression la plus achevée de la démocratie, donnant aux individus des droits qui ne figuraient pas dans les constitutions des grandes démocraties. La réalité des années de sa promulgation fut la terreur, les purges généralisées, l’extension du Goulag.

On peut y voir du cynisme. C’est plutôt l’expression du «mensonge déconcertant» qui frappa tant le communiste yougoslave Ciliga. Ceux qui pratiquèrent le grand mensonge en eurent-ils conscience ? Rien n’est moins sûr. Peut-être pensèrent-ils que, la fin justifiant les moyens, l’avenir radieux était au prix de ces sacrifices. Peut-être s’épargnaient-ils la peine de penser, accomplissant leur travail dans le respect des nouvelles normes et usages politiques. Peut-être encore pensèrent-ils à eux-mêmes, et à leur sauvegarde.

Le cynisme a partie liée avec le mensonge, «la pire lèpre de l’âme», selon Marc Bloch, même s’il ne le recouvre pas. Marc Bloch parle en historien pour qui la recherche de la vérité constitue le cœur du métier. Il ne parle pas ici de la sphère privée ou publique.

Or, pas plus qu’il n’existe d’histoire du cynisme, il n’existe d’histoire du mensonge, ou du rôle du mensonge dans l’histoire ou dans la politique. Inconsciemment (ou consciemment), chacun sait que dans nos démocraties, les hommes politiques se livrent à de petits ou de grands arrangements avec la vérité, celle du présent comme celle de l’avenir. Ils promettent rarement du sang, de la sueur et des larmes.

Ils se livrent souvent à un jeu de Meccano permettant d’ajuster ce qu’ils estiment être des nécessités politiques (expulser des Afghans par exemple) avec les sacro-saintes valeurs de la République (Liberté-Egalité-Fraternité-Droits de l’homme). Ils peuvent dans le même temps participer à des cérémonies célébrant les Justes parmi les Nations, ceux qui par simple humanité, et sans rien savoir du sort qui les attendait, ont eu un geste secourable à l’égard des Juifs, et légiférer contre celui qui aide un clandestin à recharger son téléphone portable. Est-ce du cynisme ? Cela n’est pas certain. Plutôt une sorte de clivage confortable, une absence de pensée qui voudrait que des éléments dispersés d’une activité débordante fussent mis en relation.

La célébration du devoir de mémoire sous toutes ses formes permet de donner à chacun une belle âme et une bonne conscience rétrospectives, et de ne sentir à l’égard du présent aucun devoir et aucune culpabilité.

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