samedi 5 juin 2010

Les barbes,

Les barbes, 1
Mis en ligne le mercredi 31 mars 2010 ; mis à jour le lundi 8 mars 2010.


Par Emilie Giaime



Publié dans le numéro 03 (13-26 mars 2010)

Merci d’être velue ! (La Barbe épisode 1 : Conseil Général des Yvelines)


La barbe : du latin barba, « barbe de l’homme ». Depuis 2008 : groupe d’activistes féministes qui, affublées de fausses barbes, jouent les trouble-fête partout où la parité n’est encore que postiche.

Après un échange de mails touffu avec le collectif, rendez-vous est pris. A ma demande d’assister à une réunion pour les besoins du présent feuilleton, elles m’ont répondu : action ! C’est à un débat d’orientation budgétaire au Conseil Général des Yvelines1 vendredi 19 février, 9h30, qu’est fixé mon baptême du feu. Via Chris Blache, mon contact, je reçois le détail des instructions - PDF des RER St Michel-Versailles Chantier avec mention « 8:04 horaire conseillé », localisation Mappy du point de ralliement (Café Le Relai de Poste) et du lieu de l’action, évaluation de la distance de A à B.

7h55 : Sur le quai et sur le qui-vive, je fouille des yeux la masse compacte des costumes gris et tailleurs sombres à la recherche de Barbues en civil. Ni une ni deux, je repère un couple de jeunes filles, piercing et coupe techno, une valise à roulettes à leurs pieds - mon regard pénétrant, forant la coque d’acier, y décèle pancartes, tracts et barbiches en fourrure. Je me poste à quelques mètres d’elles. Me parviennent des bribes de leur conversation (« ... faudra pas oublier la caméra... pour les photos c’est bon... »). Intuition confirmée : le site internet regorge de vidéos d’action. Les filles laissent passer deux trains. Arrive le 8:04 pour Versailles. Elles montent. Bingo ! Ebahie de ma propre perspicacité, je m’installe deux rangs derrière elles. Méditant une entrée en matière subtile, spirituelle et sécurisée (ne pas nommer le groupe, ne pas donner la cible, ne pas faire capoter l’action, se répète mon cerveau diminué par un réveil prématuré), j’attends. Les stations défilent. Nous échangeons un petit sourire avec la fille qui me fait face. Boostée par cette nouvelle connivence, j’hésite entre une approche directe (« Vous connaissez Chris Blache ? ») et une formule codée autour du système pileux (« A quoi pensiez-vous en vous rasant ce matin ? »). Terminus. Elles descendent. « Excusez moi ! Bonjour. Vous... (bas, d’un air entendu) Vous allez au Relai de Poste ? ». Les filles me dévisagent. « Euh, non. Et on connaît pas, on peut pas vous renseigner » ajoute gentiment celle qui m’a souri.

8h50 : Je suis abattue. Au loin, tout au bout de l’allée, le Château de Versailles fait chatoyer ses ors au soleil comme des écailles de sirène. Je prends l’avenue de Paris puis, sur les conseils d’un autochtone, remonte la rue des États-Généraux jusqu’au Relai de Poste. A l’intérieur, nouvelle déconfiture : point d’activistes en planque dans ce paisible bar-tabac, seulement quelques hommes avachis au comptoir. Après un coup d’œil plus attentif je remarque, dans un coin de la salle, une jeune femme qui échange quelques mots avec la serveuse et sort par une porte dérobée. Je la suis. Dans la rue, un petit attroupement de femmes, pour la plupart des dames aux toisons blanches, d’âge respectable. A peine le temps de rire sous cape - ou dans ma barbe - de mon spectaculaire manque de flair, que je rattrape la jeune femme. « Je viens pour l’action, de la part de Chris ». « Bienvenue Emilie. Chris ne va pas tarder. » Alléluia. Il est 9h05 et je reprends instantanément du poil de la bête. Florence fait les présentations : « Mathilde de la Barbe, la chef d’orchestre de l’action ; Armelle, Martine... [les dames aux cheveux blancs] de l’association « Elles aussi » avec qui on collabore aujourd’hui ; Anne Chemin et Audrey Cerdan du Monde, qui préparent un article... ». Mathilde me tend une liasse de tracts et me demande si j’ai une barbe. Je réponds par la négative. D’un geste rapide, elle entrouvre un grand sac en plastique opaque. Comme une enfant émerveillée penchée au-dessus de la hôte de Mère Noël, je choisis avec émotion une barbe en fourrure synthétique châtain clair, parmi des dizaines identiques. Un instant pour la caresser et je la fais disparaître dans la poche arrière de mon jean. Arrive Anna, jeune, coupe courte, pull vert flash et yeux qui brillent ; et enfin Chris, cheveux courts poivre et sel, doudoune, visage fin à l’expression concentrée. Nous nous mettons en marche vers le Conseil Général. Mathilde me confie une des trois pancartes, celle où il est écrit « CHAPEAU » (les autres disent « BRAVO MESSIEURS » et « LA BARBE ! »). Je m’en empare fièrement et la cache aussitôt dans mon sac. En chemin, elle me briffe : « On sera assises dans l’assistance, incognito. Au signal on se lève, on met les barbes, on se place en ligne devant les gens. On compte jusqu’à trois et on salue. On montre les pancartes. Hiératiques, dignes, silencieuses. En sortant, on distribue les tracts ». De son côté, Anna m’explique comment brandir « CHAPEAU » : « Ici, au niveau de la poitrine, pour ne pas cacher la barbe ».

9h15 : Devant l’entrée du Conseil Général, nous nous séparons en petits groupes pour ne pas attirer l’attention. Peine perdue, à l’accueil les agents n’ont jamais vu autant de femmes. L’un d’eux se réjouit : « Ben dis donc, ça va être une séance érotique aujourd’hui ! »


1 Le CG des Yvelines arbore une constitution particulièrement virile : 4 femmes sur 39 élus, et aucune parmi les 12 membres de l’exécutif.


Merci d’être velue ! (La Barbe épisode 2 : Conseil Général des Yvelines, suite)


9h20 : Dans un SAS, nous échangeons nos papiers d’identités contre des badges « visiteurs ». Un homme du service d’ordre, corps trapu et yeux d’épervier, camoufle sa méfiance sous un air jovial : « Bonjour mesdames ! Vous êtes là pour quoi ? C’est l’association Buc contre les nuisances sonores ? ». Nous, évasives : « But ??? Connaît pas. Non, nous on est là comme ça ».

Nous traversons une cour pavée sous le regard de bronze d’un Général De Gaulle grandeur nature. Par un majestueux escalier, nous pénétrons dans le château qui tient lieu de Conseil Général. En haut, un couloir s’ouvre sur une salle de réunion parée comme une antichambre royale : lustres en cristal, tentures pourpres et cheminée de marbre couronnée par un buste de femme aux seins nus, dorés à l’or fin. Nous nous installons sur des chaises de part et d’autre de l’entrée, à la lisière de l’hémicycle. Je suis à l’aile gauche avec des filles de la Barbe et quelques dames d’Elles aussi. Chris est contre le mur, derrière un rideau de velours rouge. Une balustrade en marqueterie fine trace une frontière courtoise, mais ferme, entre spectateurs et acteurs de la séance, qui entrent au compte-goutte alors que derrière nous le public grossit. Des jeunes gens en sortie scolaire restent respectueusement debout dans le couloir. Un sémillant sexagénaire nous accoste de derrière la balustrade : « Vous êtes le personnel du collège Marie Curie ? ». Nous faisons non de la tête. Décontenancé, il tourne les talons et s’en va dignement rejoindre ses pairs. A voix basse, je questionne Valérie sur l’action de la semaine précédente1. Le rideau s’écarte et Chris nous glisse « Soyez discrètes. Tout le service d’ordre est là ». Je me retourne : des hommes en noir se sont glissés dans le public, dont notre inquisiteur trapu.

9h35 : les derniers conseillers prennent place face à l’assistance, derrière un imposant bureau surélevé. Un dame d’Elles aussi : « Merde, y’a des femmes... » « Ouais mais c’est les secrétaires, ça va ! », s’esclaffe une autre. Alain Schmitz, président UMP, fait l’appel d’une voix de stentor (« Christine Boutin ? Excusée »). Il embraye sur un hommage funéraire, puis exige une minute de silence. Tout le monde se lève. Je glisse la main dans ma poche : la barbe y est. J’entends murmurer « On y va » et « Pas maintenant ». Je planque la pancarte « CHAPEAU » sous mon pull. Tout le monde se rassoit. « Maintenant ! » Au signal je m’élance, avec la conscience d’oublier les tracts. Nous sommes dix à entrer dans l’assemblée. Je jette des coups d’œil aux autres pour imiter leurs gestes en simultané. J’enfile ma barbe - à l’endroit ! - et me retourne. Barbues et alignées, nous faisons face au public. Un murmure parcourt la salle. Pour ménager mes effets je tiens la pancarte contre moi, comptant la brandir l’instant d’après. Hélas ! Le Président Schmitz tonitrue déjà : « Ces jeunes personnes doivent quitter la séance. Je demande au service de sécurité d’intervenir immédiatement ! » Et, avec emphase : « L’opération mardi gras est terminée ». En un éclair le vigile aux yeux d’épervier fond sur moi aux cris de « Dehors mesdames ! », alors que ses sbires se ruent sur les autres. Il m’attrape par le bras et me tire sans ménagement vers la sortie. Je résiste tant bien que mal. « Dégagez-moi ça ! » lance-t-il à tue-tête pour se donner du cœur à l’ouvrage. Changeant de tactique et redoublant de zèle, il pousse sur moi la fille qui me suit, elle aussi activiste novice.

9h39 : Je suis dans le couloir, la barbe en place mais sans la pancarte. L’oiseau de proie s’est déjà envolé vers un nouvel assaut. Chris, Anna et quelques autres sont encore dans la salle à distribuer des tracts. J’observe leurs gestes rapides, minutieusement chorégraphiés.

9h45 : La jeune photographe du Monde, Audrey, est bredouille. Séance de rattrapage : nous posons autour du buste de Mac Mahon, lui avec sa moustache, nous avec nos barbes. Le staff de sécurité au complet s’égosille. Un des agents met la main devant l’objectif. La photographe, avec autorité : « Monsieur, vous êtes dans le cadre ! ». Docilement l’homme s’écarte, elle mitraille.

En bas, un vigile contrarié : « Vous auriez pu prévenir, là c’est quand même violent ! Vous vous introduisez... vous pénétrez une assemblée, ça peut choquer. Vous devriez faire passer votre message autrement ». Je lui tends un tract. Il se jette en arrière comme si j’avais dégoupillé une grenade.

Au Relai de Poste, devant un express, Anna rigole : « Joli lapsus : on ne pénètre pas une assemblée, on pénètre dans une assemblée... C’est toujours pareil, ils se sentent menacés dans leur virilité républicaine. Ils nous traitent de vilaines filles mais on a le droit d’être là ! ». N’empêche, Anna et Chris sont fichées par de nombreux services d’ordre et connues de la police. « Pourtant on ne conteste pas les institutions : on veut les faire respecter. Alors on joue sur les interstices, à la frange... la barbe des institutions ».

11h10 : L’adrénaline coule encore dans mes veines alors que je prends congé. Chris me félicite pour ce baptême du feu. Et, avec un sourire : « Merci d’être velue ! »



1 Le 6 février dernier, la Barbe s’est invitée aux tables rondes organisées par France Culture et Le Nouvel Observateur au Collège des Bernardins. Sur les 56 orateurs, dont Jean Daniel, FOG ou Laurent Joffrin, seules 7 femmes savantes avaient été invitées pour débattre des « Grandes questions du siècle ».


Paris, jeudi 18 mars 2010. Après maintes rencontres ajournées, je suis enfin conviée à la réunion bimensuelle de la Barbe, qui se tient ce soir à la Maison des Associations du 10ème arrondissement.

Sur le quai du métro Pigalle, une affiche publicitaire pour les poêles à bois « Invicta ». Sur trois mètres sur deux, un quinquagénaire à dreadlocks et lunettes noires pose dans une attitude savamment décontractée. Il est entouré de deux jeunes femmes, une brune, une blonde, qui lèvent sur lui des yeux conquis et admiratifs. « Mes poêles les séduisent », clame le slogan. Dans le wagon, je trouve un récent numéro des Inrockuptibles abandonné sur un siège. « L’offre d’abonnement » représente sous forme de bande dessinée un homme au lit, accaparé par sa lecture. Lovée contre lui, une femme nue dans une attitude de chatte lascive lui susurre en le dévorant des yeux : « Tu m’... ? ».

« Ces images constituent un discours et ce discours a un sens : il signifie que les femmes sont dominées. (...) Non seulement il entretient des relations très étroites avec la réalité sociale qu’est notre oppression (économique et politique). Mais il fait partie des stratégies de violence qui sont exercées à notre endroit, il humilie, dégrade, il est un crime contre notre « humanité ». (...) D’ailleurs la domination est niée, il n’y a pas esclavage des femmes, il y a différence. A quoi je répondrai par cette phrase d’un paysan roumain à une assemblée publique où il était député en 1948 : « Pourquoi ces messieurs disent-ils que ce n’était pas de l’esclavage, car nous savons que ça a été de l’esclavage, cette peine que nous avons peinée ». Oui nous le savons et cette science des opprimés ne peut pas nous être enlevée » - Monique Wittig, New York, 1978.

En prévision de l’événement tant attendu j’ai relu quelques grands écrits féministes. De ces textes rares qui, parce qu’ils s’adressent à nous de là où ils vivent, dictés par une nécessité absolue, ont le pouvoir de changer notre regard sur le monde - et après lesquels on ne se soumet plus avec la même docilité à ses constants rappels à l’ordre. Des passages du scandaleux Trois Guinées de Virginia Woolf, paru en 1938 et aussitôt censuré parce qu’elle y comparait l’oppression des femmes à la répression nazie. Des articles de La Pensée Straight de Monique Wittig, féministe lesbienne, penseuse révolutionnaire qui, le 26 août 1970, fut de celles qui signèrent l’acte de naissance du MLF en allant fleurir les pieds de l’Arc de Triomphe armées de banderoles « Plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme » et « 1 homme sur 2 est une femme ». Des pages d’Angela Davis, théoricienne du féminisme noir emprisonnée dans les années 1970 pour ses liens avec les Black Panthers ; de Teresa de Lauretis, inventrice de la pensée queer ; de Trouble dans le genre de Judith Butler...

Au moment où le métro aérien fait une enjambée au-dessus du canal Saint Martin, je songe que la Barbe est l’héritière de ces militantes historiques capables, avec les armes du faible, l’ironie rageuse et les glissements symboliques, de dissiper ce que Virginia Woolf nommait « le pouvoir hypnotique de la domination ». « La barbe ! », c’est bien sûr l’expression d’un ras-le-bol. Infiltrer barbues des assemblées d’hommes de pouvoir, c’est aussi faire en un instant éclater le ridicule de la situation : « pour en être, il fallait des poils ! »
- et effilocher l’ensemble du système sexe/genre en liant l’occupation de fonctions socialement valorisées à cette propriété corporelle parfaitement arbitraire, la pilosité. Enfin, en jouant sur le transgenre, les Barbues sonnent le glas du mythe de la-Femme et revendiquent le « stigmate » du féminisme, mot maudit qui désignait au 19ème siècle un dérèglement hormonal chez un adolescent « efféminé » et continue longtemps de sonner comme une injure, lubie de femmes frustrées et (donc) hystériques.

Quai de Valmy, j’entre dans la salle dépouillée qui tient lieu d’Etat-major. C’est l’âme exaltée et l’esprit bouillonnant que je me joins à la dizaine de filles installées autour de la table. « Tout à 2 euros, l’enveloppe plus le timbre... Ouais mais alors on rentre pas dans nos frais ! » Chris déballe des planches de timbres fraîchement imprimés représentant une statue barbée de fourrure brune - « La Poste a refusé qu’on mette une barbe à la Marianne » m’explique Pascale, ma voisine. Je constate que l’heure n’est pas à l’étalage de mes trouvailles analytiques. La réunion démarre : retour sur l’exposition la Barbe à Nantes et organisation de son installation à Sciences-Po Paris pour la « Queer Week » (« 1 homme sur 2 est un homme », affirme un portrait de Barbue sur le portfolio), bilan de la dernière action au Salon du foot dimanche 14 mars (« Tiens, je me suis encore jamais fait de femme à barbe ! » dixit un animateur de stand). Au repos, j’admire la façon dont la parole se prend et se partage harmonieusement, sans jamais s’éloigner de l’ordre du jour... quand l’annonce de la prochaine action me fait sursauter. Ahurie, je demande des précisions à Pascale...

« On nous attaque ! » La voix familière de François Chaslin, d’ordinaire égale jusqu’au monocorde sur France Culture, est à l’instant changée, légèrement éraillée. Neuf jeunes femmes aux visages dissimulés sous de fausses barbes avancent droit sur lui, interrompant la conférence qu’il est en train d’animer à la Cité Universitaire Internationale. Prenant à témoin les cinq éminents architectes invités à s’entretenir de « la conservation du patrimoine », l’une des assaillantes déclame : « Messieurs, en 2009 vous avez affiché un revenu individuel moyen près de deux fois supérieur à celui de vos consœurs. Félicitations ! Bravo aussi pour le maintien de la férule masculine dans les écoles nationales de votre art (95% de présidents et 82% d’enseignants). Avec un encadrement de si bon aloi, comment le nombre d’étudiantes a-t-il pu tripler en vingt ans ? Fort heureusement, la plupart n’échafaudent que des châteaux en Espagne. » Devant ce concert de louanges, François Chaslin comprend qu’il ne lui sera fait aucun mal. Il reprend ses esprits, et recouvre sa voix : « Je suis bien d’accord avec vous ! On dit souvent que le milieu de l’architecture est viril ou, si l’on peut dire, érectile... » Et d’ajouter, parade classique, que c’est justement Kazuyo Sejima - une femme ! - qui pas plus tard que la veille s’est vu décerner le Prix Pritzker. Sans intervention de vigiles, bousculade ni éclat de voix, les Barbues se dirigent d’elles-mêmes vers la sortie, fendant lentement un parterre silencieux qui reçoit leurs tracts avec politesse, et parfois un sourire de condescendance. Seule anicroche dans cette valse en sourdine, l’ordre express de déguerpir donné une fois la porte franchie par l’organisatrice de la soirée, une émissaire de la Fondation Suisse. Son nom ne figurant pas sur le programme, je dois me contenter de la décrire comme suit - une grande blonde en tailleur d’hôtesse. « Vous êtes contentes ? Alors maintenant allez-vous-en ! » Excédée, elle n’ose pourtant élever la voix et c’est dans un chuchotement à peine audible que s’exprime la sommation.

En vidant les lieux, je me dis que notre intervention aura surtout eu le mérite de dynamiser une conférence particulièrement barbante (« Bernard Tschumi a écrit de nombreux articles et même des fragments de livres... Panayotis Tournikiotis a fait un doctorat célèbre et est l’auteur de célèbres livres... ») : face à François Chaslin et ses acolytes, un public toujours aussi studieux mais désormais éveillé. Après le coup d’éclat au conseil général des Yvelines, interrompu manu militari alors que certains spectateurs mettaient nos tracts en miettes, cette deuxième action me laisse un goût amer. Un petit tour et puis s’en vont - comme si, passé l’instant de panique provoqué par l’offensive, nous avions offert à nos victimes un petit frisson d’entracte, une innocente distraction après laquelle les choses sérieuses pouvaient reprendre, business as usual. Suite à l’action au colloque du Nouvel Observateur, certaines Barbues avaient eu envie de durcir le mouvement. D’autres y étaient réticentes : « On n’est pas là pour frapper plus fort, on vient pour féliciter. Si on fait durer ou si on met le bazar, on va se mettre le public à dos. » Ce souci de remporter la faveur du public, notamment par l’humour, vaut souvent aux Barbues d’être estampillées par les médias « féministes rigolotes ». « Il y en a qui trouvent ça drôle. Nous on trouve ça très sérieux », me confiait Chris avant la dernière réunion. Pour elle, l’ironie sert avant tout à désamorcer les réactions antiféministes systématiques, en particulier le reproche d’agressivité qui met sur la défensive, exige des justifications, réduit le féminisme à des revendications marginales... ou au silence. Mais l’ironie est une arme à double tranchant, et je constate ce soir qu’elle peut être inoffensive. On a coutume de dire que le féminisme n’a jamais tué personne. À part Valerie Solanas, l’auteure du SCUM Manifesto qui, le 3 juin 1968, vidait son chargeur sur Andy Warhol - et que l’on s’empressa de ranger parmi les démentes - je ne lui connais pas de lutte armée. La violence des femmes, y compris chez les féministes, reste un tabou majeur dans une société où perdurent les représentations chrétiennes de celle qui donne et protège la vie. L’actualité nous a montré que les femmes aussi peuvent être violentes, pas seulement victimes. Nul ne s’en étonnait au XVIIIe siècle, rappelait il y a quelques jours Arlette Farge dans un séminaire, et les archives de police de Paris portent les traces nombreuses d’émeutes de femmes. Parmi les plus redoutées des autorités, celles des blanchisseuses, très actives en révolte. Conscientes de leur pouvoir, elles qui lavaient le linge des élites et connaissaient ainsi leurs secrets, fortes par leur nombre et leur position centrale, face aux ports, sur les bateaux-lavoirs tout le long de la Seine, elles se hélaient, colportaient les rumeurs et lançaient les soulèvements. En mars 1721, elles s’opposent à la police venue ramasser les immondices sur les bords du fleuve. S’emparant des montures, elles sont trois cents, à cheval, à attaquer le guet et la garde, et il faudra trois escouades pour les arrêter. Leur meneuse se faisait appeler « La Capitaine ». D’autres se nommèrent « Soldat » ; une autre encore, en 1775, « Princesse » : déjà l’ironie, baïonnette au fusil.

« C’est ta première action ? - Avec la Barbe, oui. Mais d’habitude je me baigne seins nus à la piscine. » Je viens d’engager la conversation avec Noëlle, sympathique jeune femme venue ce soir-là prêter main forte aux Barbues. Passé le premier réflexe goguenard (« Tu tombes le haut de maillot et tu gardes le bonnet ? »), je demande des précisions. J’apprends qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé d’exhibitionnisme mais du mode de militance d’un collectif féministe. Les Tumultueuses débarquent torses nus dans les piscines publiques de Paris, parfois flanquées de complices masculins affublés de leurs soutiens-gorge. Leur revendication : que le corps des femmes cesse d’être considéré comme plus sexuel que celui des hommes, et soumis à des normes de beauté. J’ai dans l’idée qu’avec de telles méthodes, les Tumultueuses sont reçues avec ferveur. Noëlle me détrompe. Outre l’accusation récurrente d’attentat à la pudeur, il n’est pas rare que la police vienne les sortir de l’eau. « Le pire, ça été l’action à la piscine Pailleron, dans le xixe arrondissement. Le directeur a appelé les flics et ils nous ont poursuivies jusque dans les douches des femmes ! » De retour chez moi je constate que ces « actions piscines » sont plutôt bien relayées sur internet. Le site de La Dépêche du Midi tente même de surfer sur la vague, espérant harponner le chaland par un racoleur « -VIDEO- Des féministes seins nus dans une piscine parisienne ».

À l’humour et l’insolence de leurs aînées, les féministes de la nouvelle génération ont ajouté une bonne dose de communication. Nom de scène qui claque, image de marque et dispositif labellisés, la formule est calibrée pour être médiatique. Elles ont parfois un côté showgirls, et parmi leurs trophées de guerre les Barbues évoquent volontiers l’ovation monstre qui avait ponctué leur intervention dans un salon d’entrepreneurs au Palais des Congrès, immédiatement suivie par une désertion de la moitié des spectateurs. Séduire pour rallier à la cause entre dans leur stratégie, ce qui provoque parfois des divergences avec les militantes traditionnelles. À une table ronde réunissant il y a peu divers courants féministes pour préparer les quarante ans du MLF, les propositions de la Barbe ont été accueillies vertement par certaines anciennes : « On n’est pas là pour être sympa. Le féminisme, c’est pas pour faire joli. »

La force des Barbues est pourtant de savoir tirer profit de l’effet qu’elles produisent. Si le groupe est exclusivement féminin, c’est notamment parce que les services d’ordre français sont formés pour neutraliser des hommes. « On pense qu’ils ont un peu plus de difficultés à nous foutre dehors parce qu’ils ne sont pas entraînés à ça. Le fait qu’on soit des femmes a un effet retard. Avant qu’ils aient trouvé quelle posture adopter, on a eu le temps de monter au créneau », m’expliquait Chris. « Nous pouvons intervenir dans certains lieux parce que nous sommes des filles jeunes, blanches, issues de milieux socioculturels assez favorisés, et plutôt sympathiques », analysent Anne et Catherine. Pendant une opération qui avait failli mal tourner, Anne se souvient de la réaction d’un vigile furieux de s’être laissé berné, qui lui criait : « Envoie-moi ton mec, je vais le latter ! »

Après deux mois de fréquentation de la Barbe, je m’aperçois que la logistique constitue une grande part de l’activité du groupe, monté en association. Les coulisses des coups d’éclat, ce sont les longues réunions du soir, les mails pléthoriques, la prospection des cibles, la rédaction collégiale des tracts et des discours, les détails pratiques de l’organisation des raids. Certains journalistes de confiance sont parfois avertis des actions et invités à les couvrir ; après coup, des communiqués de presse partent aux très nombreux contacts du « fichier médias ». Mais ce sont surtout les films des actions, mis sur le site et largement visionnés, qui constituent la marque de fabrique de la Barbe. On y trouve des moments d’anthologie, comme la réponse de Gérard Longuet au Sénat, se défendant de sexisme en ces termes : « Je suis marié avec une femme, ce qui est encore assez fréquent, j’ai quatre filles, une mère et quand j’ai un chien, c’est une chienne. »

Tout cela a contribué à renforcer la popularité de la Barbe. Le 8 mars dernier, pour la journée des femmes, les invitations des journalistes ont plu. Sur Europe 1, l’objectif de Jean-Marc Morandini était clair : faire dire aux Barbues que le féminisme a gagné - exit le féminisme. Dans les magazines féminins, des articles sur les « nouvelles militantes » voisinent désormais avec les titres « redevenir une vraie femme en dix leçons », cours de cuisine, de tricot et de strip-tease à l’appui. Il y a quelques semaines la Barbe avait rencontré Christine Delphy, militante historique et théoricienne, qui s’alarmait de ce retour de bâton. Elle comparait le combat féministe au mythe de Sisyphe : « Quand on lutte on avance à pas de fourmi, mais dès qu’on s’arrête, on recule. » Les féministes d’aujourd’hui doivent faire du buzz pour recruter et agir, avec le risque que l’aspect ludique de la démarche dépolitise leur mouvement : c’est la rançon de la gloire médiatique.

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