samedi 12 juin 2010

Martine, Carol, Simone et les autres

Martine, Carol, Simone et les autres
LEMONDE | 12.06.10 | 14h57 • Mis à jour le 12.06.10 | 19h31


Michel Onfray, philosophe

Le Parti socialiste revendique aujourd'hui l'éthique du "care", autrement dit du "soin", du "souci", pour donner des fondations idéologiques à sa stratégie qu'on imagine moins intellectuelle que présidentielle. Cette éthique nous vient des Etats-Unis et plus particulièrement des travaux de Carol Gilligan. Qui est cette femme ? Une philosophe dite féministe. Pourquoi dite ? Parce qu'il me semble qu'il est des féminismes dont les femmes pourraient bien se passer tant ils réjouissent les machistes...


Précisons : Carol Gilligan part en guerre contre le patriarcat. Sur ce terrain, je ne peux que la suivre. Elle formule les attendus de cette option philosophique dans Une voix différente - le titre de son livre publié aux Etats-Unis en 1982, traduit plus d'un quart de siècle après en France (Flammarion, 2008)... Que nous dit cette voix ? Que le patriarcat est un ordre organisé autour du "genre", autrement dit de définitions précises du "masculin" et du "féminin" avec, du côté des hommes, le prêtre, le père, l'ordre, l'autorité, la loi qui structurent la vie de tous. Elle associe au patriarcat le sexisme, l'homophobie, le racisme, la guerre et autres formes d'intolérance. Dont acte...

La théorie classique de la justice, autrement dit mâle, patriarcale, s'appuie sur une série de piliers : la Raison, le Soi, l'Esprit et la Culture. La théorie du "care", en revanche, s'oppose au triomphe sans partage de ces idoles majuscules pour les tempérer par l'Emotion, la Relation, le Corps, la Nature. Jusque-là, on peut également souscrire à l'analyse : de fait, la pensée occidentale dominante, relayée par la machine universitaire, fait de la Raison raisonnable et raisonnante une machine de guerre utile pour produire et reproduire son ordre. Dans le même mouvement, elle fait des Passions en général, et de l'Emotion en particulier, les entraves majeures à l'usage correct de la raison. D'où son invite à renoncer aux désirs pour mieux penser, à se méfier du corps matériel pour lui préférer l'exercice d'une âme immatérielle et, de Platon à Freud, le commerce des esprits incorporels.

L'actuelle polarisation sur le Soi, qui peut prendre les formes du narcissisme, de l'égotisme, de l'égoïsme, de l'individualisme, du nombrilisme, ne fait de mystère pour personne, c'est en effet une grande valeur postmoderne, sinon la vertu cardinale d'un monde si souvent insoucieux d'autrui. Dès lors, la question de la Relation intéresse beaucoup moins que celle du Soi, et la construction d'une éthique authentique, sinon la production d'une morale contemporaine mobilise nettement moins que les recettes pour être heureux - tout cela est facile à constater.

Enfin, la Culture est vécue depuis bien longtemps, disons depuis le triomphe du judéo-christianisme, comme une méditation des livres, un commentaire du texte, une sécrétion de bibliothèque, plutôt qu'une sagesse acquise à méditer le cosmos, le ciel, la nature et les saisons. Saint Augustin détermine plus les consciences contemporaines, même athées, que le Virgile des Géorgiques !

Que veut Carol Gilligan ? Non pas la Justice contre le Care, la Raison contre l'Emotion, le Soi contre la Relation, l'Esprit contre le Corps ou la Culture contre la Nature, mais l'union de ces instances que le patriarcat oppose. Contre le dualisme qui oppose et exclut, elle veut un monisme qui rassemble et réunisse. Jusqu'ici, tout va bien...

FONDAMENTAUX

Les choses s'enveniment quand Carol Gilligan affirme que les femmes ont un rôle majeur à jouer pour abolir le modèle patriarcal et précipiter l'avènement de la démocratie. Voici sa proposition : "Nous valorisons l'intelligence émotionnelle, le soi relationnel, le cerveau sensible." Bravo. Mais en quoi cela constitue-t-il un projet spécifiquement féministe ? Voire antipatriarcal ? A moins d'imaginer que les femmes sont essentiellement différentes des hommes, par nature, donc, et non par éducation.

Lorsque Carol Gilligan écrit : "Les femmes se définissent non seulement dans un contexte de relations humaines mais se jugent en fonction de leur capacité à prendre soin d'autrui (care)", est-ce que l'on ne retrouve pas l'ancestrale définition, bien peu féministe et très machiste, des femmes différentes des hommes parce qu'elles sont douces, tendres, affectueuses, altruistes du fait que la physiologie de la maternité les distinguerait des hommes ? Où l'on retrouverait le destin des femmes écrit dans leur utérus...

Car si les femmes sont les égales des hommes, ce que je crois, elles le sont pour le meilleur et pour le pire : l'existence d'un seul homme qui fait primer l'Emotion, la Relation, le Corps et la Nature ou bien la possibilité d'une femme qui défende la Raison, le Soi, l'Esprit et la Culture, fait voler en éclats cette idée d'une féminité plus soucieuse du "care" qu'une masculinité toujours coupable de se faire la courroie de transmission du patriarcat.

La réalité est nominaliste. Quand une femme est nulle, on doit pouvoir le lui reprocher sans s'entendre dire qu'on ne le lui en aurait jamais fait la remarque si elle n'avait été une femme, un argument sexiste qui vaut celui des hommes phallocrates. Les femmes ne sont ni supérieures ni inférieures, mais égales aux hommes et différentes indépendamment du genre : chacune étant une exception - comme chaque homme...

Si le Parti socialiste souhaitait revenir aux fondamentaux et de la gauche et du féminisme, il lui faudrait explorer l'immense continent du socialisme français non marxiste, libertaire en particulier, et d'une certaine Simone de Beauvoir encore trop enveloppée dans l'ombre de Jean-Paul Sartre car, dans leur couple, le plus philosophe au sens ENS du terme fut sans conteste l'auteur de la Critique de la raison dialectique, mais la plus philosophe au sens de l'universalisme débordant les professionnels de la profession, ce fut elle, et dans les grandes largeurs, avec Le Deuxième Sexe, un livre magnifique qui n'a pas pris une seule ride.

Faut-il en conseiller la lecture à Martine Aubry ?


Alain Smagghe
12.06.10 | 18h36

On peut se demander, une fois de plus, si Michel Onfray, à force de vouloir donner son avis sur tout, ne caricature pas la pensée des autres. Carol Gilligan n'est pas philosophe mais psychologue, et sa pensée, non seulement ne résume pas la richesse de l'éthique et de la politique du care, mais en plus a considérablement évolué depuis son premier ouvrage, comme elle vient de le confirmer dans un récent colloque à Paris. S'il vous plait, monsieur Onfray, un peu de rigueur et d'approfondissement !

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