samedi 21 novembre 2009
Des mots pour la vie
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2009/11/20/des-mots-pour-la-vie-par-yael-mellul-et-eliette-abecassis_1269774_3232.html#ens_id=1268111Point de vue
Des mots pour la vie, par Yael Mellul et Eliette Abecassis
LEMONDE.FR | 20.11.09 | 14h29
Un mot, un geste. Quel est le pouvoir d'un mot ? Un mot, est-ce un geste ? Quand on parle de la violence psychologique, on entend souvent que cette violence n'est que psychologique, qu'il ne s'agit que de mots. Comme si un crime passionnel n'était que passionnel, ou comme si le harcèlement moral n'était que moral et donc pas un délit. Pourtant, ces crimes et ce harcèlement sont reconnus, dénoncés, condamnés par la société et la justice, et il existe des lois qui protègent les victimes de ces crimes et délits. On dit souvent que ce ne sont pas les mots qui tuent, ce sont les personnes. Mais n'est-ce pas oublier la force des mots ? N'est-ce pas nier leur terrible pouvoir ? Lorsque, dans un ordre d'idée totalement différent, la violence psychologique s'exerce à l'intérieur du couple, ou dans la fin d'une histoire de couple, la justice reste à la porte. Ne faut-il pas offrir une réponse, une protection, et pour tout dire, une loi à toutes ces victimes de cette violence par les mots ? Les lois de la République ont mis des années à reconnaître les crimes au sein du couple, le viol, la brutalité, la violence. Or, et c'est là le combat qu'il convient de mener aujourd'hui, sans une préparation psychique destinée à la soumettre, aucun individu n'accepterait la violence physique. Et c'est cette préparation psychique, cette pression psychologique, cette violence des mots créant une situation de domination, annihilant la personnalité de l'Autre, qui conduisent, de manière irréversible, à la destruction d'un être, puis à la violence des coups.
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"Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde", disait Camus. Méconnaître le poids des violences à caractère psychologique dans les violences vécues dans le couple, c'est tomber dans le piège que tendent les auteurs de ces crimes. Face à la justice, leur réponse est toujours la même : "Je n'ai jamais porté la main sur elle." Certes, on ne meurt pas des violences psychologiques, du moins, pas physiquement, mais les dégâts sont là, bien réels, la souffrance existe et si elle n'est pas reconnue, elle ne peut pas être prise en charge ni soignée. Et ce, alors même que les séquelles traumatologiques dont souffrent ces femmes sont considérables : s'opère une véritable rupture identitaire. Par des micro-violences, mensonges, sarcasmes, mépris, humiliation, dénigrement, isolement, état de dépendance financière, harcèlement, menaces (…), la victime est progressivement privée de tout libre-arbitre et de tout regard critique sur la situation. Ce processus d'emprise entraîne chez la victime une saturation de ses capacités critiques et une abolition totale de sa capacité de jugement, qui la conduisent à accepter l'inacceptable, à tolérer l'intolérable. Et enfin, la violence augmente progressivement et la résistance de la femme diminue jusqu'à devenir simplement une lutte pour la survie constatée … Et de la soumission par les mots, l'auteur des violences va passer à une soumission par les coups. Et ce processus sera irréversible …
Hélas, ce sont majoritairement les femmes qui sont les victimes de ces violences, de la brutalité psychologique de leurs compagnons. Aujourd'hui, ces femmes étouffent leurs cris car elles ne peuvent jamais être écoutées. C'est en faisant ce constat qu'il est important de faire reconnaître par le législateur cette réalité et se battre pour la création d'un délit spécifique de violences conjugales à caractère psychologique. Comme le harcèlement moral a fini par être reconnu et condamné dans le monde du travail, la violence psychologique doit entrer dans notre arsenal juridique.
La définition des violences psychologiques que nous proposons d'insérer dans le Code Pénal est la suivante :
"Les violences à caractère psychologique sont constituées lorsqu'une personne adopte de manière répétée à l'égard d'une autre, une série d'actes, d'attitudes et de propos, qui entraîne la privation de son libre-arbitre, et l'altération de son jugement. Les violences à caractère psychologique sont caractérisées par la répétition, les menaces directes ou indirectes sur la famille, l'environnement professionnel et social, les pressions financières, le harcèlement, le chantage, l'insulte, l'injure, le dénigrement privé ou public, l'isolement social."
Un délit spécifique de violence conjugale à caractère psychologique sera alors créé. Et la condamnation devra être aussi sévère que celle prévue pour la violence physique, les mots étant aussi destructeurs que les coups. Ne condamner que la violence physique revient à nier purement et simplement à la violence des mots son pouvoir destructeur.
Les chiffres sont là : aujourd'hui, on estime qu'une femme meurt tous les 2 jours ½ sous les coups de son compagnon, en France, et que la violence conjugale est la principale cause de mortalité chez la femme en Europe, qu'il s'agisse de suicides, d'homicides ou de décès dus à des pathologies en lien avec les violences. On sait qu'une femme est plus en danger chez elle qu'à l'extérieur, la délinquance intrafamiliale étant la plus élevée. Or seules 10 % des femmes victimes de violences portent plainte. Et si elles ne portent pas plainte, c'est qu'elles ne se sentent pas protégées par la loi, qui ignore la violence psychologique. Pour certaines, elles s'ignorent en tant que victimes. Leur éducation, leur attachement à la religion, et par là même la représentation des rôles au sein du couple, et plus globalement l'image sociale des femmes, ne permettent pas à certaines victimes d'avoir une conscience pleine et entière des violences.
C'est la raison pour laquelle il nous paraît fondamental de nommer la violence psychologique, de la définir, afin d'aider les victimes à prendre conscience de leurs souffrances. Il est impossible d'admettre qu'il soit plus dangereux pour une femme d'être chez elle que dans les rues.
Le ministère chargé de ce dossier a certes eu raison de proposer une campagne de spots télévisés, mais cela ne suffit pas. C'est comme si, pour lutter contre la violence routière, on n'avait pas légiféré mais bien plutôt distribué des tracts appelant chacun au respect d'autrui. Le ministère a également eu raison de proposer les bracelets électroniques pour les condamnés, des aides financières pour les victimes, un téléphone équipé d'un bouton permettant d'alerter la police immédiatement. Mais force est de constater que ces mesures, certes indispensables, interviennent une fois l'agression physique survenue. Or elles ne permettent pas de combattre le fléau de la violence conjugale. Le combattre, c'est intervenir en amont dans le cycle de la violence : c'est condamner la violence psychologique, préliminaire indispensable sans lequel la violence physique ne peut s'installer.
Pour aller plus loin, il faut désormais interpeller nos élus afin qu'au moins la question des violences psychologiques soit examinée dans le cadre de l'Assemblée nationale, et ce, dans les plus brefs délais.
Si nous offrons comme seule réponse à toutes ces femmes victimes de violences par les mots le silence, ne nous rendons-nous pas coupables de non-assistance à femmes en danger ? Si nous n'agissons pas, la situation n'évoluera pas, et les visages de ces victimes démoralisées, déstabilisées, détruites continueront de hanter les rues, sans trouver un endroit où elles puissent être bien, une chambre à soi.
Que faut-il pour sauver ces femmes, mortes intérieurement par les mots, pour les libérer de cette prison intérieure ? Des mots … des mots qui nommeront leurs souffrances dans le cadre d'un article du code pénal, des mots qui leur permettront de prendre conscience de ce qu'elles peuvent tolérer ou non, des mots qui aideront les femmes à repérer cette violence et à la refuser dès le début d'une relation.
Les mots, après les avoir blessées, meurtries, détruites, vont les aider à exister à nouveau.
Des mots, la vie ….
Yael Mellul est avocate au barreau de Paris, et Eliette Abecassis est romancière.
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