dimanche 31 janvier 2010

Petit historique de l'"acceptation" de l'homosexualité

Petit historique de l'"acceptation" de l'homosexualité (cf gayclic sur "Dynastie"):
http://www.dailymotion.com/video/xc1ggb_dynastie-gay-en-anglais-malade-en-f_shortfilms

Le 4 août 1982, la France dépénalisait l'homosexualité.
L'homosexualité est retirée du manuel diagnostique et statistique
des maladies mentales, en 1985.
L’homosexualité est retirée de la liste des maladies mentales de l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) en 1991.

Pour revenir à "Dynastie", cette série est tournée en 81-82 et est diffusée en France en 84-85.
Quand la série est diffusée en France, l'homosexualité est donc dépénalisée mais toujours considérée comme une maladie mentale...
Dans le contexte de l'époque, la traduction -remplacer "gay" par "malade"- n'est pas en décalage avec les croyances de son époque: par contre, elle interprète au lieu de traduire ...

Traduire .... le mot gay n'était peut être pas très parlant pour les Français de cette époque ... et le mot homosexuel peut être un peu long à mettre sur les lèvres ... "pédé" aurait été alors le plus adapté, surtout dans le propos du jeune homme qui fait clairement son coming out...

Alors seulement peut-être, peut-on dire que le mot "malade" s'explique par un certain conservatisme de la traduction française... Je n'ai pas vu la série mais je peux imaginer que si la production de la série a voulu mettre ce jeune "malade" avec un petit copain -aussi "malade": sacrée contagion !-, cela a dû poser des problèmes aux traducteurs/trices...;-)
Le monde à l'envers ?
Quand un parent persuade son fils qu'il est ... une fille .

Le talent hybride de Guillaume Galienne
LE MONDE | 30.01.10 | 14h47 • Mis à jour le 30.01.10 | 14h47

Guillaume Gallienne est un garçon qui, toute son enfance, a entendu sa mère prononcer cette phrase : "Les garçons et Guillaume, à table !" Les garçons ET Guillaume ? Pour sa mère, il était une fille. L'évidence ne faisait rien à l'affaire. De cette incroyable projection maternelle, il a fait un spectacle, Les Garçons et Guillaume, à table !, qui, depuis sa création, en mars 2008, au Théâtre de l'Ouest parisien, à Boulogne, a tourné un peu partout en France, et remporte un succès fou.
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Le talent hybride de Guillaume Galienne

Aujourd'hui, le voilà à Paris, au Théâtre de l'Athénée, où il joue à guichets fermés jusqu'au 20 février, et où il devrait être repris à la fin de la saison. Le succès ne suit pas toujours le talent, loin de là. Il rime même souvent avec vulgarité et démagogie, surtout dans l'exercice du one-man-show. Rien de tel ici : Guillaume Gallienne, par ailleurs brillant sociétaire de la troupe de la Comédie-Française, pratique le genre avec élégance, et offre un spectacle aussi fin et touchant que drôle.

Seul en scène, donc, sur un petit plateau blanc, en compagnie d'un petit lit en fer-blanc, d'une table et d'une chaise blanches, chambre d'enfant aussi bien que cabinet du psychiatre, voici donc Guillaume aux prises avec une histoire familiale qui démontre une fois de plus que la folie adore faire son lit dans les draps de soie des beaux quartiers.

Dans la grande famille bourgeoise déjantée, je demande d'abord la mère. Depuis toujours, elle a décidé que son fils était une fille. Guillaume n'y voit pas vraiment d'inconvénient : il adore se déguiser et jouer à Sissi l'impératrice. Mais le père, lui, n'est pas d'accord : il envoie son fils en pension, pour devenir un homme. Guillaume découvre les joies simples de la virilité.

Gallienne la raconte avec une grande tendresse, cette histoire d'un garçon qui se persuade d'être homosexuel pour rentrer dans le rôle assigné par sa mère, et finit par trouver qui il est. Son sens du croquis et de l'autodérision, son esprit, sa plume légère empêchent à tout moment le spectacle de dériver vers le déballage intime ou la caricature.

Mais c'est surtout, évidemment, son exceptionnel talent d'acteur qui met la salle en lévitation. Gallienne a l'art d'allier les contraires : comédien classique et de one-man-show, il ne laisse jamais, contrairement à Fabrice Luchini, ses facilités prendre le dessus, et garde de la tenue en toutes circonstances, y compris en jouant avec les codes de l'humour homosexuel.

Son spectacle ne révolutionnera pas l'histoire du théâtre. Mais il touche, comme peut toucher une histoire personnelle, qui devient universelle quand elle est bien racontée. Les garçons et les filles en redemandent.

Les Garçons et Guillaume, à table !,

de et avec Guillaume Gallienne. Mise en scène : Claude Mathieu. Athénée-Théâtre Louis-Jouvet, square de l'Opéra-Louis-Jouvet, 7, rue Boudreau, Paris-9e. Mo Opéra. Tél. : 01-53-05-19-19. Mardi à 19 heures, du mercredi au samedi à 20 heures, jusqu'au 20 février. De 11 € à 30 €.

Les Garçons et Guillaume, à table !,

de et avec Guillaume Gallienne. Mise en scène : Claude Mathieu. Athénée-Théâtre Louis-Jouvet, square de l'Opéra-Louis-Jouvet, 7, rue Boudreau, Paris-9e. Mo Opéra. Tél. : 01-53-05-19-19. Mardi à 19 heures, du mercredi au samedi à 20 heures, jusqu'au 20 février. De 11 € à 30 €.
Fabienne Darge

samedi 30 janvier 2010

Christine Bard Du mythe à l’histoire, ou ce qui relie le soutien-gorge à l’antiféminisme

Il eût été étonnant de ne pas retrouver ici quelques passages des écrits de ma directrice de recherche ... en voici un paru dans les archives du féminisme ..
Directrice de recherche qui m'a finalement mis 17/20 à mon commentaire de documents de janvier -je n'ai pas tout compris mais bon, on ne va pas s'en plaindre !-.

Christine Bard
Du mythe à l’histoire, ou ce qui relie le soutien-gorge à l’antiféminisme


Lorsque le féminisme radical s’invente aux États-Unis à la fin des sixties, il est immédiatement associé à la contestation du soutien-gorge. Et pourtant, non, les féministes américaines n’ont pas brûlé leurs soutiens-gorges à Atlantic City alors qu’elles venaient perturber le concours de beauté Miss America en septembre 1968. Elles ont simplement jeté dans une « poubelle de la liberté » des soutiens-gorges en même temps que d’autres objets symboliques tels que des chaussures à talons hauts, des ceintures, Play Boy... L’image des « Américaines qui brûlent leur soutien-gorge » traversera pourtant les océans et les générations. Il est même le premier exemple avancé pour démontrer la nature « violente » du mouvement féministe ! Fadela Amara dit ainsi que quand elle regardait « les images de ces femmes qui défilaient en brûlant des soutiens-gorges », son père éteignait la télé. " Chez nous (dans une famille immigrée algérienne), les luttes d’émancipation de la France des années 1970, la liberté sexuelle, le féminisme, on n’en voyait pas les conséquences1 ". Le feu est très emblématique de ces années 1960 incandescentes où tout brûle : Jimi Hendrix sacrifie sa guitare, les bombes au Napalm pleuvent sur le Vietnam. L’immolation devient un moyen de protestation politique pour les moines tibétains ou encore pour l’étudiant tchèque Jan Palach... Symboliquement, les militants américains anti-guerre brûlent leur carte d’incorporation. Le rapprochement entre ce moyen de protestation, illégal, et l’idée de brûler des soutiens-gorges est d’ailleurs fait par un journaliste, juste avant le concours de Miss America. Et le lendemain, le Times affirme que des soutiens-gorges ont effectivement été brûlés, or, si certaines féministes en avaient bien évoqué la possibilité, elles avaient reculé devant les problèmes de sécurité.
Le « bra-burning », ce non événement, va servir la cause antiféministe. Il sollicite l’imaginaire religieux de l’enfer promis aux pécheresses et du bûcher réservé aux sorcières, mais surtout il ridiculise les militantes, car elle est bien triviale, cette cause du soutien-gorge quand tant de problèmes graves préoccupent la planète...
Ne parlons pas de l’indécence d’une telle exhibition de vêtements destinés à rester cachés. Ce n’est pas la première fois que le féminisme se trouve résumé et déprécié par sa réduction à un pro-blème vestimentaire...
Il s’agit en réalité d’un épisode de la lutte pour la réforme du costume féminin. Des féministes américaines des années 1960 contestent les contraintes vestimentaires. Elles portent plus volontiers le pantalon que les Européennes. Elles apprécient le confort des chaussures plates. Certaines ne portent plus de soutien-gorge et en contestent l’utilité pratique et la fonction symbolique. Les années 1950, très reféminisantes, ont mis au goût du jour les dessous, essentiellement conçus, selon les féministes, pour la satisfaction des fantasmes masculins. Le soutien-gorge rehausse et fait pigeonner la poitrine, dénudée par le décolleté. Cet héritier du corset est parfois inconfortable. Et puis les seins occupent une place considérable dans l’histoire de la beauté féminine, dans l’histoire de l’érotisme, mais aussi dans l’histoire de la symbolique politique (voir nos Marianne) : à vrai dire, les sociétés occidentales sont obsédées par les seins2. C’est à cette quintessence de la féminité que les féministes, plus imaginaires que réelles, s’en prennent, niant dans un même élan ce qui fait la séduction de leur genre et la différence des sexes. Car les hommes ne portent pas de soutien-gorge... Le brûler, c’est faire disparaître un élément de la différenciation des sexes, dans un contexte où la lutte contre la jupe imposée dans l’uniforme des high schools est encore d’actualité. On comprend mieux le succès retentissant de cette légende urbaine3.
1. Hervé Gattegno, Anne-Cécile Sarfati, Femmes au pouvoir. Récits et confidences, Paris, Stock, 2007, p. 48.
2. Marilyn Yalom, A History of the Breast, New York, Ballantine, 1998.
3. De nombreux sites américains traitent du sujet.

mercredi 27 janvier 2010

Que va-t-il advenir d'un Etat dont la faiblesse était déjà patente bien avant le séisme ?

Que va-t-il advenir d'un Etat dont la faiblesse était déjà patente bien avant le séisme ?
LE MONDE | 27.01.10 | 10h37 • Mis à jour le 27.01.10 | 10h37
Port-au-Prince Envoyé spécial

Le palais présidentiel, le palais de justice et le Parlement figurent parmi les milliers d'édifices détruits par le tremblement de terre qui a dévasté Haïti. Les sièges des trois pouvoirs de l'Etat ne sont plus que des décombres, comme la plupart des ministères. Réfugié dans le local de la police judiciaire, le président haïtien, René Préval, a été privé de moyens de communication pendant près de 48 heures.


Critiqué pour son manque de leadership dans les heures qui ont suivi la catastrophe, il a rétorqué : "L'Etat a été paralysé en une minute, nous sommes tous des réfugiés." Plutôt que de faire la tournée des centaines de camps de sans-abri, il s'est efforcé de reconstituer un embryon d'équipe gouvernementale afin de coordonner l'aide internationale.

L'Etat haïtien était déjà extrêmement fragile avant le séisme. La présence de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) limitait de fait sa souveraineté. Et une multitude d'ONG, mal coordonnées et à l'efficacité parfois douteuse, se substituait à l'Etat défaillant dans de nombreux domaines.

Le tremblement de terre a décimé les cadres administratifs, les responsables politiques et l'intelligentsia. Fils de l'historien Roger Gaillard, porte-parole du parti social-démocrate Fusion, Micha Gaillard a été tué lors de l'effondrement du palais de justice. Il servait de pont entre l'opposition et le président Préval. Monseigneur Joseph Miot, archevêque de la capitale, le leader politique Hubert Deronceray, le géographe Georges Anglade, le linguiste Pierre Vernet, l'économiste Philippe Rouzier : la liste des personnalités tuées par le séisme n'a cessé de s'allonger. La mort de Myriam Merlet, de Magalie Marcelin et d'Anne-Marie Coriolan a décapité le mouvement féministe. De nombreux musiciens, des peintres et des sportifs ont péri sous les décombres.

Le chef de la Minustah, le Tunisien Hédi Annabi, figure aussi parmi les victimes. Moins d'une semaine avant le séisme, il soulignait "l'importance capitale pour l'avenir du processus démocratique et la consolidation de la stabilité en Haïti" des élections législatives prévues le 28 février. Ce scrutin ne pourra pas avoir lieu et personne n'a encore évoqué l'élection présidentielle qui devrait être organisée à la fin de l'année.

Au cours des mois précédant le séisme, la situation s'était sensiblement améliorée. Le démantèlement des principaux gangs et la présence de la police et des casques bleus dans les bidonvilles avaient fait reculer l'insécurité. L'économie avait repris le chemin de la croissance, une partie de la dette extérieure avait été annulée, des projets hôteliers étaient en chantier. L'ancien président américain Bill Clinton, nommé envoyé spécial de l'ONU en Haïti, avait attiré près d'une centaine d'investisseurs potentiels dans l'île.

Les manœuvres électorales faisaient craindre un regain d'agitation, après l'exclusion du scrutin de la Famille Lavalas, le parti de l'ancien président Jean-Bertrand Aristide, exilé en Afrique du Sud. Mais le remplacement du premier ministre Michèle Pierre-Louis par Jean-Max Bellerive s'était fait sans heurts. Ce technocrate apprécié des bailleurs de fonds a assuré que l'Etat haïtien serait en mesure "d'assurer le leadership que la population attend de lui", tout en appelant la communauté internationale "à maintenir son appui massif à moyen et à long terme".
Jean-Michel Caroit

mardi 26 janvier 2010

Polémique autour de "Jan Karski"

Polémique autour de "Jan Karski"
LE MONDE | 25.01.10 | 16h23 • Mis à jour le 25.01.10 | 19h46



Depuis quelques semaines, il ruminait sa colère. Et puis il a décidé de passer à l'attaque. Pour cela, Claude Lanzmann a choisi l'hebdomadaire Marianne. En six pages, publiées dans l'édition du 23 janvier, le réalisateur de Shoah (1985) dit tout le mal qu'il pense de Jan Karski, un roman de Yannick Haenel paru en septembre 2009 chez Gallimard et couronné deux mois plus tard par le prix Interallié. Six pages dont la teneur est résumée dès les premières lignes : "J'ai honte d'être resté si longtemps silencieux après la parution du "roman" de Yannick Haenel. Ce livre est une falsification de l'Histoire et de ses protagonistes."

L'article, auquel le romancier a immédiatement réagi, a également indigné le directeur de la collection dans laquelle le livre est paru, Philippe Sollers. "Je trouve étrange que Lanzmann ne réagisse que maintenant, alors que je lui en avais adressé les épreuves avant l'été", déclare l'écrivain, qui se dit "fier" d'avoir publié "un roman magnifique".

Sur quoi la charge porte-t-elle ? Pour en saisir l'enjeu, rappelons d'abord qui est Jan Karski (1914-2000). Ce jeune Polonais catholique a 25 ans quand les Allemands et les Soviétiques envahissent son pays, en septembre 1939. Fait prisonnier dès le début de la guerre, il parvient à s'évader et rejoint rapidement la résistance polonaise.

Au sein de celle-ci, Karski jouera un rôle de messager. Envoyé à Londres en 1942, puis à Washington en 1943, il est notamment chargé d'informer les dirigeants des pays alliés de la situation de son pays. Il évoque en particulier le sort des juifs. Un dossier qu'il connaît bien pour avoir pu lui-même pénétrer dans le ghetto de Varsovie ainsi que dans un camp de la mort. A partir de cette histoire, Yannick Haenel a écrit un livre hybride, composé de trois chapitres. Plus que sur le deuxième, qui résume en 80 pages le témoignage publié par Karski en 1944 sous le titre Story of a Secret State, c'est sur les deux autres que Claude Lanzmann concentre son réquisitoire.

Le premier, d'abord. Celui-ci se lit comme le décryptage de la séquence de Shoah où Karski s'exprime face à la caméra de Lanzmann. Le romancier y cite de longs passages de cet entretien, réalisé en 1978. "Sans en avoir jamais demandé l'autorisation", s'insurge le cinéaste. "Certains appellent "hommage" ce parasitage du travail d'un autre. Le mot de plagiat conviendrait aussi bien", ajoute-t-il.

"Misère d'imagination"

Les critiques visant le troisième chapitre sont d'un autre ordre. Dans cette partie, présentée par l'auteur comme une "fiction", celui-ci se glisse dans la peau de son héros, en précisant que "les scènes, les phrases et les pensées (qu'il lui) prête relèvent de l'invention". Pour Lanzmann, ce monologue de 70 pages est un "truquage" : "Son Karski inventé est (...) faux de part en part."

Un passage, en particulier, l'a ulcéré : celui dans lequel est racontée l'audience que Franklin D. Roosevelt a accordée à Karski à la Maison Blanche, le 28 juillet 1943. Dans le livre, le président américain est décrit comme un vieillard lubrique, plus intéressé par les jambes des jolies femmes que par les propos de son interlocuteur. "Misère d'imagination", tonne Lanzmann : Karski, en réalité, n'aurait pas été indigné par l'attitude de Roosevelt, qui l'aurait au contraire écouté très attentivement. Le cinéaste affirme en détenir la preuve dans une partie inédite de son interview de Karski, qui sera bientôt diffusée sur Arte et publiée dans la revue Les Temps modernes, dont il est le directeur.

S'agissant des faits, l'historienne Annette Wieviorka confirme l'analyse de Lanzmann, tout en refusant de "s'acharner" contre le livre. Auteur d'une critique du livre d'Haenel dans le mensuel L'Histoire, elle qualifie aujourd'hui le roman de "régression historiographique". Pour elle, les deux grandes idées qui s'en dégagent - la complicité des Alliés dans la Shoah et la relativisation de l'antisémitisme polonais - témoignent d'une "ignorance" des travaux des chercheurs. "Quand le romancier s'attaque à l'histoire, il a le droit d'en faire ce qu'il veut, mais cela n'a d'intérêt que s'il nous dévoile une vérité qui échappe à l'historien." Or Haenel, regrette-t-elle, s'est contenté de "plaquer sur le passé des idées qui sont dans l'air du temps".

D'accord sur le fond avec Claude Lanzmann, Annette Wieviorka ne peut toutefois s'empêcher de voir dans sa critique de Yannick Haenel un "effet de génération". "Pour Lanzmann (né en 1925), la Shoah reste quelque chose de brûlant. Or, aujourd'hui, tout le monde s'en empare pour en faire ce qu'il veut." De ce point de vue, l'actuel malaise du cinéaste en rappelle un autre. Celui - plus mesuré - qu'il avait éprouvé en 2006 à la lecture des Bienveillantes, de Jonathan Littell (Gallimard). Un romancier né en 1967. Comme Yannick Haenel.
Thomas Wieder

dimanche 24 janvier 2010

Voile intégral : une vingtaine de préconisations aux implications diverses

Voile intégral : une vingtaine de préconisations aux implications diverses
LE MONDE | 22.01.10 | 11h49


Outre la résolution parlementaire destinée à "affirmer solennellement et fermement les principes républicains", la mission parlementaire présente une vingtaine de préconisations, aux statuts et aux implications très divers.

Afin de "conforter les agents des services publics", la mission préconise de "donner une base juridique à l'exigence de pénétrer le visage découvert dans les services publics et les transports publics". Une loi sur ces aspects est donc "nécessaire", indiquent les députés.


La question de l'accès aux lieux privés accueillant du public demeure plus floue. Le rapport estime que des restrictions existent déjà.

En revanche, elle renvoie au Conseil d'Etat le soin d'examiner "toute proposition de loi visant à interdire le voile intégral dans l'espace public", une hypothèse que la mission ne préconise pas, faute d'un consensus sur la question.

"ACTIONS DE MÉDIATION"

Incitant à un travail de "conviction", la mission propose "des actions de médiation", qui pourraient être entreprises par les Conseils régionaux du culte musulman (CRCM) et une activation de l'Observatoire de la laïcité, créé en 2007 par Dominique de Villepin, mais qui n'a jamais été installé.

Reprenant une proposition du rapport Stasi de 2003 sur la laïcité, ils préconisent la création d'une "école nationale d'études sur l'islam".

En revanche faute d'un consensus, la mission évoque, mais sans incitation particulière, l'instauration de jours fériés pour l'Aïd el kebir et pour Kippour, les principales fêtes musulmane et juive, en substitution à des jours fériés existant, ainsi que l'introduction de l'islam au titre des enseignements religieux en Alsace-Moselle.

Suivant le souhait du Conseil français du culte musulman (CFCM), les députés préconisent aussi la création d'une mission d'information sur l'islamophobie et les discriminations dont sont victimes les musulmans.

Elle recommande la prévention des violences sexistes à l'école.

La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) pourrait être amenée à établir un état des lieux des dérives sectaires au sein de l'islam.

RÉFLÉCHIR AUX FINANCEMENTS DES LIEUX DE CULTE

La mission parlementaire préconise aussi de lutter contre les contraintes exercées sur les femmes, en s'appuyant sur la proposition de loi sur les violences faites à celles-ci; les députés proposent en outre de sanctionner les prédicateurs qui incitent au port du voile intégral.

La contrainte de porter le voile intégral pourrait être prise en compte dans les demandes d'asile "comme indice d'un contexte général de persécution".

En revanche, cette pratique vestimentaire devrait constituer un obstacle à la naturalisation, – une jurisprudence qui existe déjà –, et à l'obtention de cartes de séjour.

Par ailleurs, reprenant un des éléments les plus polémiques du rapport remis en septembre 2006 par Jean-Pierre Machelon, qui avait présidé la commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics, la mission incite à "réfléchir"sur les possibilités d'accroître les financements des lieux de culte, notamment musulmans. Elle argue du fait que l'article 2 de la loi de 1905 qui prévoit que "la République ne reconnaît, ne salarie et ne subventionne aucun culte(...) n'a pas valeur constitutionnelle".
Stéphanie Le Bars

La burqa, symptôme d'un malaise, par Abdennour Bidar

Point de vue
La burqa, symptôme d'un malaise, par Abdennour Bidar
LE MONDE | 23.01.10 | 13h33 • Mis à jour le 23.01.10 | 20h16



Le débat sur le port de la burqa a donné lieu ces dernières semaines à une multitude d'analyses, parmi lesquelles les plus pertinentes l'envisagent à l'intérieur du problème plus vaste posé par le développement d'un islam néoconservateur qui refuse le modèle occidental, ses valeurs et son mode de vie, et dont le terrain de fermentation dans notre pays est la condition sociale et économique de discrimination faite aux populations d'origine immigrée. Une frange de celles-ci trouverait ainsi dans l'adhésion à cet islam "dur", dont la burqa est l'une des expressions les plus radicales et minoritaires, l'opportunité d'exprimer son ressentiment et de se placer dans une logique de lutte contre ce qui est vécu comme une situation d'oppression.


Mais cette double entrée dans la question - par la critique des interminables retards de l'intégration et par la mise en lumière inquiète de l'influence de l'islam radical - ne suffit pas. Car nous avons affaire ici à des situations individuelles, qu'il est peut-être trop rapide d'intégrer dans de telles analyses globales. Plus précisément, nous sommes confrontés à des démarches personnelles, ou tout au moins qui se disent et se vivent comme telles : les femmes interrogées sur les raisons de leur voile intégral parlent de "choix", d'une aspiration propre à s'engager complètement dans la vie spirituelle.

Face à cette affirmation d'une liberté qui se réclame de la fidélité aux principes de l'islam, d'autres explications et critiques sont mobilisables, mais qui ne suffisent pas non plus : le fait de souligner que ni le Coran ni la tradition islamique n'exigent la radicalité d'un tel vêtement ; le fait de voir dans cet extrémisme la pathologie religieuse d'une subjectivité fragilisée par telle ou telle situation de vie ou histoire personnelle ; le fait enfin de souligner que ce choix, peut-être vécu comme "volontaire et réfléchi", pourrait donc être en fait dicté par l'endoctrinement du milieu et devrait être mis sur le compte de l'ignorance religieuse.

Là non plus, et bien que l'on se centre sur ces cas considérés en eux-mêmes ou pour eux-mêmes, l'explication ne satisfait pas. Car ce qui n'est toujours pas entendu, d'un point de vue psychologique et éthique, c'est le "cri" d'une subjectivité, le "je suis, j'existe" d'une conscience. Il faut en effet entendre aussi, et avant tout, la burqa comme un désir personnel d'exister. Un désir pathologiquement exprimé, peut-être, ou tout au moins effectué avec la radicalité quelque peu aveugle propre à certaines périodes de vie - le "zèle du converti", etc. Un désir contradictoire aussi, parce que l'enfermement dans cette tombe vestimentaire produit objectivement le résultat contraire de celui qui est visé : au lieu d'offrir à l'individu un moyen d'existence sociale, il le retire de la société de ses semblables.

Mais ces jeunes femmes sont-elles à cet égard tout à fait différentes de tous ces "vrais-faux marginaux volontaires" dont nos sociétés regorgent ? Jeunes errants, "grunge" qui squattent les rues et les places de nos grandes villes, gothiques grimés et attifés comme des petits frères du diable... bobos au look de branchitude hyperétudié. Comme eux, ni plus ni moins, c'est la tenue vestimentaire de la femme "burquée" qui sert de seul refuge possible à un mal être ressenti vis-à-vis d'un système social qui, derrière un discours et des pratiques de tolérance généralisée, dissimule contradictoirement une uniformité et une uniformisation redoutables des consciences, des attitudes, des discours.

Et si c'était cela, finalement, le ressort de frustration exprimé par la burqa ? Qui ne le légitimerait aucunement, mais qui permettrait de le voir non plus comme une chose archaïque, mais comme l'une des manifestations les plus souffrantes de l'aspiration contrariée de l'individu contemporain : trouver le moyen de devenir soi-même et de faire ses propres choix, s'arracher à l'uniformité ambiante, dans des sociétés qui peinent à offrir aux individus de réelles voies de réalisation, d'élévation, de perfectionnement intérieur, et qui au contraire, de plus en plus, ne donnent à cette même individualité que des moyens d'expression de soi d'une médiocrité ou d'une superficialité consternante.

PERFECTIONNEMENT INTÉRIEUR

En effet, quels choix sont réellement offerts aux individus dans nos sociétés pour les aider à trouver et à développer une personnalité singulière et profonde ? "Sculpte ton âme comme une statue", disait Plotin, "Deviens ce que tu es", répétait Nietzsche en écho. Mais Luc Ferry situait bien la difficulté à mener cette entreprise de culture de soi qui a été le grand projet des humanismes du passé en faisant remarquer à quel point nous souffrons désormais de l'absence d'une "grandeur moderne" pour l'homme.

Avec la fin des grands récits, ce sont du même coup toutes nos grandes images de l'homme qui se sont effondrées. Il y a certes des abbé Pierre et des Lula, mais ce qui est le plus souvent offert dorénavant à l'admiration publique, ce sont presque exclusivement les modèles de célébrités - acteurs, sportifs, chanteurs, vedettes des médias -, dont les atouts plastiques et physiques, ou la rémunération disproportionnée à leurs mérites, ne tiendront jamais lieu de grandeur d'âme, d'héroïsme du courage, du don de soi, ou plus généralement d'une conduite de vie remarquable. Même les hommes politiques, Barack Obama en tête, semblent avoir sacrifié l'être au paraître, à travers un art de communiquer qui consacre lui aussi la pure image. "Paraître", "faire de l'argent", être beau, consommer : comment penser que ces buts dérisoires exaltés avec un ridicule confondant par la publicité suffisent à donner du sens à nos vies ?

Issue tragique d'une modernité qui, annoncée comme "ère de l'individu", n'aura pas su donner à ce dernier de possibilités suffisantes de découvrir et d'exploiter les profondeurs de son moi, mais l'aura réduit à vivre presque exclusivement à la superficie de lui-même, c'est-à-dire, comme le déplorait déjà Tocqueville, dans le culte puéril de "vulgaires et petits plaisirs dont il remplit son âme". Nous espérions, disait à son tour Teilhard de Chardin, que l'individu moderne trouve dans sa libération vis-à-vis des holismes anciens - la société de classes, la tutelle religieuse - les moyens d'"être plus", c'est-à-dire d'exister plus personnellement.

Mais à côté des idéaux politiques qui ont donné à cet individu une série de droits lui permettant de dilater sa puissance d'agir, la société de la consommation et du spectacle a finalement réduit cette expression du moi à quelque chose de dérisoire. Dans ce contexte où l'homme réduit à une image masque toute grande image de l'homme qui serait visible au-delà, la burqa exprime quelque chose comme le refoulé de la psychologie collective : le refus d'afficher la moindre image de soi, refus qui correspondrait à la réponse de l'inconscient au règne totalitaire de l'image. Le trou noir de la burqa dans l'espace public ou la tache aveugle dans un paysage dédié aux apparaître vides. A cet égard, la burqa demanderait à être interprétée au-delà de ses significations habituellement invoquées, comme l'expression de l'une de ces rébellions vestimentairement exprimées de l'individualité contemporaine contre le sort d'uniformité et de pure apparence qui lui est fait ! Rébellion qu'expriment consciemment ces femmes qui revendiquent haut et fort de faire un choix contre le "système ambiant".

Et au-delà, rébellion probablement pas vécue consciemment comme telle de la souffrance de l'individualité contemporaine, à laquelle avait été promis un monde centré sur elle et voué à son expression, mais qui se retrouve trop souvent frustrée de cette promesse d'approfondissement de soi et qui ne trouve plus, comme exutoire, que ce type de recours à la production d'un apparaître public suicidé - cet "apparaître" étant en l'occurrence un "disparaître" parce qu'il exprime le refus de cette réduction à l'apparaître. L'identité totalement cachée derrière la burqa, c'est l'identité profonde du moi moderne devenu introuvable derrière la profusion de ses images et de ses superficies étalées dans le vide laissé par l'absence de tout grand projet d'existence.

Abdennour Bidar est philosophe, membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Il enseigne en classes préparatoires à Sophia-Antipolis et travaille sur les évolutions de l'islam contemporain et les mutations du fait religieux dans les sociétés sécularisées. Ses derniers ouvrages parus sont : Self islam (Seuil, 2006) et L'Islam sans soumission, pour un existentialisme musulman (Albin Michel, 2008)

Burqa : Londres se démarque de la position française

Burqa : Londres se démarque de la position française
LEMONDE.FR avec AFP | 22.01.10 | 20h05 • Mis à jour le 23.01.10 | 08h46


Le gouvernement britannique a réaffirmé vendredi son attachement à l'expression au Royaume-Uni des convictions religieuses en matière vestimentaire, notamment le port du voile islamique, que la France envisage d'interdire dans les lieux publics. Après six mois de travaux, une mission parlementaire française doit rendre mardi un projet de résolution à ce sujet.


"Le gouvernement britannique ne partage pas la position de la France sur la sécularisation", précisent les autorités britanniques sur le site Internet de Downing Street, en réponse à une pétition en ligne. Cette dernière demandait au premier ministre Gordon Brown de laisser les femmes musulmanes faire leurs propres choix en matière de niqab ou de burqa au lieu de les oppresser.

A noter qu'une autre pétition de "soutien à la volonté de Sarkozy d'interdire le voile", ayant reccueilli 54 signatures, est également en ligne sur le site du premier ministre britannique. Signe que le sujet fait aussi débat outre-Manche, une troisième pétition demande d'interdire à toute personne dont un bout de tissu couvre le visage (et une partie de la vision) de conduire un véhicule motorisé, pour des raisons de sécurité. Une autre encore presse Gordon brown d'interdire la burqa dans les lieux publics.

"Au Royaume-Uni, nous sommes à l'aise avec l'expression des convictions, que ce soit le port du turban, du hijab, du crucifix ou de la kippa. Cette diversité est une partie importante de notre identité nationale et l'une de nos forces", précise le gouvernement. Il souligne que les "expériences culturelles et historiques de la France ont conduit à une position différente concernant la laïcité et le port de symboles religieux", faisant explicitement référence à la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

La laïcité "est considérée comme la seconde plus importante valeur de la République [française] derrière le suffrage universel", a-t-il relevé. "Le gouvernement britannique comprend les inquiétudes concernant des restrictions supplémentaires dans le port de signes religieux en France", mais souligne que cette affaire relève de la politique intérieure française.

La mission sur la burqa s’achève dans la confusion

La mission sur la burqa s’achève dans la confusion
LE MONDE | 22.01.10 | 11h50


Drôle de fin de mission. Partis avec l'idée de dégager un "consensus républicain" pour éradiquer une pratique unanimement rejetée, les membres de la mission parlementaire consacrée au port du voile intégral achèvent leurs travaux dans la plus totale confusion.

Dans la version du rapport présentée, jeudi 21 janvier au premier ministre, François Fillon, les rapporteurs de la mission reconnaissent que "tant en son sein que parmi les formations politiques représentées au Parlement, il n'existe pas – en tout cas pour l'heure – d'unanimité pour l'adoption d'une loi d'interdiction générale et absolue".
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Après six mois d'auditions, et alors que le rapport doit être officiellement remis mardi 26 au président de l'Assemblée nationale, Bernard Accoyer, les membres de l'UMP continuent de s'empoigner sur le sujet et les socialistes ont décidé de se retirer des discussions.

Dans ce contexte, les parlementaires mettent de côté l'hypothèse d'une interdiction du voile intégral sur la voie publique, de crainte de voir un tel texte jugé inconstitutionnel. Reprenant la position officielle de l'UMP, le rapport tel que remis hier à M. Fillon, préconise en revanche le vote d'une loi l'interdisant dans l'ensemble des services et des transports publics, ainsi qu'à la sortie des écoles "dans la mesure où la remise de l'enfant s'effectue à l'intérieur de l'école".

Ce dispositif "contraindrait les personnes à montrer leur visage à l'entrée du service public ou du moyen de transport public et à conserver le visage découvert tout au long de leur présence au sein du service public". "La conséquence de la violation de cette règle ne serait pas de nature pénale mais consisterait en un refus de délivrance du service demandé", proposent les députés, qui s'emploient par ailleurs à donner des gages à la communauté musulmane.

A droite comme à gauche, le dispositif législatif envisagé ne satisfait pas les tenants d'une interdiction générale et permanente. Et même le principe d'une résolution parlementaire, préconisée par la mission pour condamner solennellement le port du voile intégral, et qui était jusqu'à présent considérée comme une mesure particulièrement consensuelle, pourrait faire les frais des bisbilles entre la droite et la gauche.

Aux désaccords de fond sont en effet venus s'ajouter des interférences politiques. A trois jours de la remise du document final, les députés socialistes qui ont participé aux travaux, ont annoncé, jeudi 21, qu'ils ne cautionneraient pas ce travail et ne voteraient pas le rapport. "Nous avons effectué un travail sérieux, explique le député socialiste Jean Glavany, mais il a été pollué par le débat sur l'identité nationale et par les oukases de Jean-François Copé, [président du groupe UMP de l'Assemblée nationale et auteur d'une proposition de loi d'interdiction générale]. La droite a saboté le consensus". "Nous ne pouvons pas cautionner ces travaux, qui apparaissent de plus en plus clairement comme une diversion par rapport aux vrais problèmes sociaux", renchérit Sandrine Mazetier, qui fustige en outre "l'irrationnel et le déni du réel" du président de la mission André Gerin, sur le sujet.

" UNE DIVERSION "

Au passage, cette abstention sur le vote évite à la gauche d'étaler ses divergences, car, au-delà de son refus d'une "loi de circonstance", le parti socialiste, peine, comme la droite, à dégager une position unanime sur la question. Les socialistes ont indiqué qu'ils ne reprendraient part aux discussions sur le voile intégral et se prononceraient sur une résolution ou une éventuelle loi que lorsque le gouvernement aura "officiellement clos le débat sur l'identité nationale".

A droite, l'offensive de M.Copé sur le sujet a aussi laissé des traces. Le président de l'Assemblée nationale, Bernard Accoyer a, une nouvelle fois, jeudi, déploré "les interférences" et "l'initiative malheureuse" de M. Copé, qui "a essayé de peser sur les travaux " de la mission. Eric Raoult (UMP), rapporteur de la mission, n'a pas caché ces dernières semaines son agacement face aux prises de parole de son président de groupe.

Dans ce contexte, l'enjeu des prochains jours pour les membres de la mission consiste à savoir s'ils doivent rédiger ou non une proposition de loi, afin de soumettre un texte alternatif à la proposition de M.Copé. Certains, à droite, estiment qu'il revient maintenant au gouvernement de prendre ses responsabilités sur la question et de rédiger un projet de loi.

D'autant que chez les parlementaires, on sent désormais une grande hâte à se débarrasser de ce dossier "pour passer à autre chose". "On nous occupe avec une question que la France ne se pose pas", assure Mme Mazetier. M.Raoult reconnaît lui-même que le débat a trop duré et qu'il commence à exaspérer ses collègues "députés de province".

Recevant les responsables religieux jeudi, le président de la République, n'a toutefois pas dévié de sa ligne officielle consistant à s'en remettre aux travaux de la mission. Son intervention télévisée lundi soir sur TF1 puis sa visite, mardi, au cimetière Notre-Dame-de-Lorette (Pas-de-Calais), en hommage aux soldats musulmans dont les tombes ont été profanées à plusieurs reprises, pourraient donner au chef de l'Etat l'occasion d'en dire davantage.
Stéphanie Le Bars

jeudi 21 janvier 2010

Agora : le christianisme comme frein à la science ? par Eric Nuevo

Point de vue
Agora : le christianisme comme frein à la science ? par Eric Nuevo
LEMONDE.FR | 21.01.10 | 17h53


Elle avait de nombreux prétendants mais un seul amour, celui de la philosophie. Au IVe siècle de notre ère, à Alexandrie, Hypatie incarna la quintessence de la modernité féminine. Fille de l'astronome et mathématicien Théon, élevée dans l'étude scientifique et philosophique, à une époque où les deux disciplines se confondaient dans la quête d'une même vérité, elle usa de son instruction grecque classique pour enseigner Platon et Aristote à ses étudiants – pour ce seul plaisir. De par les références littéraires et picturales qui nous sont parvenues – l'Histoire ecclésiastique de Socrate le Scolastique, le portrait peint par Charles William Mitchell – nous savons qu'en sus d'être plus brillante encore que son père, Hypatie était également une très belle femme ; son élève Synésios de Cyrène loue sa grâce et sa beauté dans ses lettres. Mais une femme, selon la légende, restée vierge, corporellement autant que spirituellement vouée à la recherche. C'est ce mélange de rayonnement esthétique et intellectuel, ainsi que son influence sur les hommes de son temps, tel le préfet romain Oreste, qui attira sur elle les foudres des chrétiens fanatiques qui la lapidèrent et brûlèrent ses restes.


C'est l'histoire de cette femme extraordinaire que choisissent de nous raconter Mateo Gil et Alejandro Amenabar dans un long-métrage mis en images par ce dernier. Agora nous plonge au cœur d'une ville d'Alexandrie magnifiquement reconstituée, ancrée sur le cordon littoral qui sépare la Méditerranée du lac Maréotis, et fait de la seconde bibliothèque, située près du Temple de Sérapis, le centre absolu de la cité : un mouvement de caméra se lance depuis l'espace pour parvenir jusqu'au toit de la bibliothèque, cœur battant de la ville autant que de la jeune héroïne, comme si le cosmos dans son unité convergeait sans hésiter jusqu'à elle(s).

Au fil de son récit, Agora pose deux questions fondamentales : d'abord celle de la place des sciences dans un espace religieux. Puis celle, corrélative, de l'expansion du christianisme dans l'Empire romain comme obstacle au développement scientifique dans une cité profondément marquée par la culture hellénistique. Découle de ces deux interrogations une hypothèse formulée, implicitement, par les scénaristes : Hypatie aurait-elle fait des découvertes essentielles, spécifiquement dans le domaine astronomique, sans la propagation du christianisme ?

En cette époque troublée où nous croisons pour la première fois le regard de la philosophe et astronome émérite, la minorité chrétienne gagne en puissance aux dépens d'un paganisme dénoncé comme archaïque. Le temps n'est plus à l'adoration des idoles. Au cours de la première partie du film, la foule des chrétiens se fait de plus en plus nombreuse et incontrôlable ; alors qu'il recule avec les siens dans le Temple protecteur face aux ennemis qui déferlent, un Alexandrin remarque à part lui qu'il n'imaginait pas qu'il y eût autant de chrétiens dans la cité. C'est que la christianisation totale de la partie méridionale de l'Empire romain n'est plus qu'affaire de décennies après la conversion de Constantin en 312 ; le puissant monothéisme écrase de sa main imposante le désuet polythéisme hérité des Grecs et des Egyptiens. Une scène surprenante filme l'affrontement indirect de deux fidèles testant leur foi de leurs pieds nus sur des braises ardentes ; quand l'un se lance sans une once d'hésitation, prouvant au peuple la grandeur de son dieu protecteur, le païen, forcé de parcourir le même chemin, hésite et prend feu – métaphore du fossé qui éloigne cette croyance percluse de certitudes de cette autre, indécise et vouée à disparaître.

Hypatie, elle, professe en assemblée étudiante sa foi dans les sciences. Tandis qu'à l'extérieur les dieux se querellent, elle opère, dans le Temple, un constant renouvellement de sa propre liturgie cosmique. Son prophète a pour nom Ptolémée, son texte sacré n'est autre que le modèle d'univers géocentrique énonçant les lois qui tiennent les ficelles de l'univers connu. Son cosmos personnel, partagé entre trois hommes, ressemble à ce modèle antique : Hypatie est un Soleil immobile autour duquel orbitent, tenus par leur sphère respective, ces astres que sont son père, Théon, son prétendant officiel, Oreste, et son aspirant secret, l'esclave Davus. Ainsi que les planètes ptoléméennes, les protagonistes restent éloignés les uns des autres, tenus à l'écart par une force qui n'a pas encore de nom ; tenus à l'écart, mais pourtant inexorablement liés. La puissance qui seule parviendra à les séparer s'appelle christianisme.

A la fin de la première partie, qui correspond à peu près à la moitié du film, les païens, assiégés par les chrétiens, se sont enfermés dans le Temple de Sérapis. Après l'annonce par le préfet romain de l'arbitrage de l'empereur, les chrétiens pénètrent dans le Temple et mettent à bas les statues impies, avant de fondre dans la bibliothèque et d'en mettre à bas tous les volumes. Ils jettent les parchemins au feu, tous ceux qu'Hypatie et les siens n'ont pu sauver avant de quitter la place. Témoin impuissant de l'insupportable vandalisme, la caméra, au centre de la bibliothèque violée, se renverse pour nous faire voir les événements à l'envers, métaphore d'un monde qui semble littéralement marcher sur la tête. La première bibliothèque, la plus grande, fut rasée par les flammes ; la petite le fut par le fanatisme religieux, en guise de remise à plat des connaissances humaines à partir de la révélation du Christ. L'esclave Davus, affranchi par sa maîtresse, devenu soldat parmi l'armée chrétienne, entérine la disparition de toute instruction antérieure lorsqu'il brise la maquette d'univers ptoléméen construite par ses soins pour impressionner Hypatie. Car la conversion religieuse, semble nous dire Amenabar, est un acte de gommage du passé personnel autant que spirituel.

Quelques années plus tard, c'est donc au cœur d'une atmosphère trouble qu'Hypatie poursuit ses interrogations scientifiques sur le véritable modèle cosmique, ayant depuis la nuit au Temple l'intuition que Ptolémée est passé à côté de données essentielles. Oreste, devenu préfet de la ville, doit composer avec les desideratas opposés des chrétiens, dont le point de vue est désormais dominant, et de la minorité juive, constamment harcelée. Il doit également protéger sa muse Hypatie, dont l'influence sur lui commence à être (mal) perçue par les autorités religieuses. La présence d'une femme dans les hautes sphères décisionnaires ne plaît guère. Alors que la philosophe parvient à comprendre, par pur empirisme, le mouvement elliptique et non circulaire des planètes, alors qu'elle place déjà la Terre en orbite autour du Soleil à l'encontre de toutes les connaissances contemporaines, Hypatie est brutalement mise à mort par les fanatiques. Effacée de l'équation. Sa découverte, tracée dans un bac de sable, est destinée à s'évanouir sans laisser de traces.

Il paraît abusivement optimiste d'affirmer qu'Hypatie, dont les écrits ne nous sont pas parvenus, mais à qui les textes attribuent traditionnellement des commentaires d'Euclide, d'Apollonius, de Diophante et de Ptolémée, aurait pu déterminer le mouvement réel des planètes autour de l'astre solaire à son époque et avec les connaissances d'alors, sans la technologie qui servira à Copernic, plus de mille ans plus tard, à composer le modèle héliocentrique. Mais Agora ne tente pas de nous convaincre du contraire ; voilà un film qui, avec l'immense talent de conteur de son réalisateur, souligne ce fait indiscutable que l'expansion du christianisme a pu être un frein pour les sciences astronomiques, du fait que la présence d'un dieu unique ne s'accorde nullement à la reconnaissance de modèles cosmiques inédits qui ne mettraient pas le monde des humains au cœur de l'univers.

Eric Nuevo est doctorant à l'université de Picardie Jules-Verne, rédacteur en chef adjoint de la revue de cinéma Versus et collaborateur régulier du site Abusdecine.com.

mercredi 20 janvier 2010

Leçon n° 1, branchez le fer à repasser

Leçon n° 1, branchez le fer à repasser

parité. Un stage de ménage réservé aux messieurs.
Libération du 21/01/2010


Henri, webmaster de 25 ans, en couple, est spécialiste «des miettes», et de pas grand-chose d’autre. Sébastien, gérant d’une agence immobilière, deux enfants, se vante d’être «très doué», pour tout faire rentrer dans le lave-vaisselle. Apparemment, c’est sa seule contribution aux tâches ménagères. Alain, peintre en bâtiment, dit qu’il ne trouve pas le ménage «rébarbatif», mais avoue : «La plupart du temps, c’est elle qui fait tout.» Il ajoute : «Quand elle a presque tout fini, je lui dis : 'Tu aurais dû me laisser faire.'»
«Tradition». Ils sont une dizaine. Pour eux, le ménage est une obligation, «enfin, une petite, parce que je n’en fais pas beaucoup», nuance un dernier. De bonne volonté, ils participaient hier à une formation intitulée «Tu seras un homme, chéri». Julien, un entrepreneur Internet de 31 ans, y a été poussé par sa femme : «Je ne sais pas plier une chemise, elle m’a dit : 'Vas-y tu seras un peu plus dégourdi.'» Au programme, repassage chronométré, lessivage du sol et nettoyage des vitres. Dans les règles de l’art. Parmi eux, un seul «maniaque» autoproclamé. «En ménage, il paraît qu’on est 'des taches'. On ne pouvait pas se laisser insulter», plaisante un responsable de Bien Servi, organisme de prestations de ménage à domicile qui, en proposant cette formation exceptionnelle réservée aux hommes, s’offre un coup de pub.
Il fait allusion à la une de Libération du 3 décembre, qui rappelait que les femmes assument, chaque année, 680 heures de travail domestique de plus que les hommes. Il insiste : «Ce n’est pas juste de le laisser faire aux conjoints.» Entendre : aux conjointes. Par exemple, chez François, qui a un enfant de 2 ans, «on n’est plus dans la vieille tradition française, mais c’est quand même ancré». Autrement dit : sa femme en faisait beaucoup plus… avant qu’ils ne prennent une femme de ménage.
Voilà ces messieurs qui écoutent religieusement un cours magistral sur le nettoyage écolo : les «3D» (détartrage, dégraissage, désinfection), le «cercle de Sinner», la méthode de «la godille». Tout cela ne dit rien à personne. ça vole haut, c’est pro. Certains opinent du chef, d’autres prennent des notes. Personne ne donne l’impression de perdre son temps. Les coups d’œil discrets au téléphone portable sont remis à plus tard. A la fin de la présentation, Alain entrevoit une lueur d’espoir : «On n’aspire plus, alors ?»
Compétition. Affublés d’un petit tablier, ils vont à l’atelier de repassage. Jean-Michel, un banquier de 47 ans, en couple depuis plus de vingt ans, dit qu’il ne fait «jamais le linge», mais n’a pas de «blocage pour laver la salle de bain, ou la cuisine». Le partage des tâches dans son couple est «essentiel à l’équilibre». Il faut dire que sa femme, avocate, «ne se laisse pas faire». Fer à repasser à la main, ils s’exercent sur des chemises froissées. Ils s’inspectent mutuellement. Dans la compétition ménagère, il y a quelque chose de viril qui leur plaît. Jean-Michel contemple sa chemise impeccablement pliée. Il sourit : «Elle est parfaite.»


charlotte rotman

Pour une sociologie de la mémoire collective

Pour une sociologie de la mémoire collective
http://www.cnrs.fr/cw/fr/pres/compress/memoire/lavabre.htm


Marie-Claire Lavabre


La notion de mémoire a une histoire, en France notamment. Si l'on fait abstraction des travaux fondateurs de Maurice Halbwachs sur Les cadres sociaux de la mémoire (1925), cette notion émerge réellement au milieu des années soixante-dix, portée pour l’essentiel par la réflexion des historiens sur la relativité de la connaissance en histoire et le conflit des interprétations. Dans ce cadre, la définition propre de la mémoire et particulièrement de la mémoire dite collective importe moins que l’" utilisation stratégique " de la notion pour " le renouveau de l’historiographie " (Pierre Nora, 1978). Mais le succès aussitôt rencontré par la notion renvoie plus certainement à un contexte marqué par de fortes mutations sociales et politiques, au renouvellement des générations, à un intérêt teinté de nostalgie pour des mondes - ouvriers et paysans notamment- en voie de dilution, en bref à la question du souvenir et de la transmission.

La définition proposée par les historiens choisissant " l’histoire de la mémoire " pour objet, fondée sur la distinction de l’histoire (critique) et de la mémoire - pensée le plus souvent à l’aune de la Nation (la mémoire est dite collective parce que nationale) - sera cependant largement dominante, occultant pour partie les questions propres à la sociologie de la mémoire, et particulièrement celles de la production des mémoires collectives, telles que Halbwachs et Bastide permettent de les poser. Car la notion de mémoire collective met l’accent, moins sur les usages institutionnels et politiques du passé - sur les " politiques " et autres stratégies mémorielles-, que sur les représentations socialement partagées du passé, lesquelles sont effets des identités présentes qu’elles nourrissent pour partie en retour. La question devient alors : comment passe-t-on de la multiplicité des expériences et des souvenirs, à l’unicité d’une mémoire dite " collective " ? Comment, non pas à l’inverse mais dans le même mouvement, une mémoire dite collective parce que portée par des groupes, partis, associations et autres porte-parole autorisés, peut-elle agir sur les représentations individuelles ?

Afin d'apporter des éléments de réponse, il convient de se pencher sur les différentes réalités que peut revêtir le mot "mémoire", telles que la commémoration, le monument, l’usage politique voire polémique ou stratégique du passé, ou encore le souvenir de l’expérience vécue ou transmise.
Tandis que la notion de mémoire est largement polysémique, voire métaphorique en son principe lorsqu’elle recouvre toutes les formes de la présence du passé, la mémoire collective est peut-être moins équivoque dans sa définition. La mémoire collective se définit comme une interaction entre les politiques de la mémoire -encore appelée " mémoire historique "-, et les souvenirs -" mémoire commune ", de ce qui a été vécu en commun)-. Elle se situe au point de rencontre de l’individuel et du collectif, du psychique et du social.

En d’autres termes, les mémoires collectives se constituent dans le travail d’homogénéisation des représentations du passé et de réduction de la diversité des souvenirs, s’opérant éventuellement dans les " faits de communication " entre individus et dans la transmission (Marc Bloch) ; dans les " relations inter-individuelles " qui constituent la réalité des groupes sociaux comme ensembles " structurés " (Roger Bastide), au sein de " communautés affectives " ; ou de " groupes intermédiaires " entre l’individu et la Nation (Maurice Halbwachs) ; ou encore de groupes définis comme " réalité symbolique " fondée dans l’histoire (Anselm Strauss, Miroirs et masques).

Que l'on définisse la mémoire comme effet du présent ou effet du passé, choix ou poids du passé, celle-ci ne se décrète pas, pas plus que l’oubli ; les développements les plus récents du " syndrome de Vichy " (Henry Rousso, 1986) en témoignent.

Les politiques de la mémoire peuvent n'être qu'une prescription sans effet, devenir lettre morte. L’exemple empirique du Parti communiste français, supposé capable, avant les grands bouleversements à l’Est, de promouvoir, contrôler une " mémoire collective " illustre ce propos (Cf. Marie-claire Lavabre, Le fil rouge, sociologie de la mémoire communiste, 1994).

Autour des lois dites "mémorielles"

Société 14/04/2005 à 01h46
«L'Etat n'a pas à dire comment enseigner l'histoire»
Interview

Pierre Vidal-Naquet, historien, contre l'intervention du législatif dans les programmes :


Par HERVÉ NATHAN


Pierre Vidal-Naquet, 85 ans, est historien, spécialiste de la Grèce antique. C'est aussi un homme engagé, en particulier contre les guerres coloniales.

Une loi prescrit d'enseigner la colonisation de manière «positive», qu'en pensez-vous ?

Au Japon, une loi définit le contenu de l'enseignement historique, et les manuels scolaires minimisent la responsabilité des Japonais dans les massacres de la guerre sino-japonaise. Si la France veut faire comme le Japon, il n'y a qu'à continuer dans cette voie. Cette loi me rappelle les «taches roses» qu'on trouvait sur nos cartes de géographie, lorsque le domaine français, au Maghreb, en Afrique noire, en Indochine, signifiait la puissance coloniale de notre pays.

Il n'est pas indifférent de remarquer que les parlementaires qui ont porté la loi de février 2005 sont issus de circonscriptions où les pieds-noirs sont nombreux. Les organisations des rapatriés d'Algérie ont toujours idéalisé la coexistence entre Français et Algériens avant l'indépendance. Or ces deux populations étaient étanches et vivaient superposées.

Si ce n'est pas à la loi de dire l'histoire, que penser de la loi Gayssot qui interdit de professer des contre-vérités concernant le génocide des juifs ?

Je vomis les négationnistes. Mais j'ai toujours été contre la loi Gayssot. Ce n'est pas à l'Etat de dire comment on enseigne l'histoire. On peut comprendre une telle loi en Allemagne, mais en France elle est inutile.

A l'inverse, le débat monte sur l'enseignement de l'esclavage, jugé insuffisant...

Je n'ai aucun doute sur le caractère criminel de l'esclavage. Il faut évidemment l'inclure dans les programmes, mais je ne vois pas ce qu'ajoute sa reconnaissance officielle comme crime contre l'humanité. Tout ce qui ressemble à une histoire officielle est pernicieux. Si l'on pense à Napoléon, il est celui qui a rétabli l'esclavage en 1802. Mais, pour certains, c'est aussi le «Robespierre à cheval», décrit par Germaine de Staël. C'est un mythe, mais les mythes font partie de l'histoire des nations. C'est le travail des historiens de les analyser. Ils font partie de la vie des gens, comme l'esclavage.


Événement 17/10/2005 à 04h07
Colonisation: la fronde des historiens

Alors que le ministre tente d'apaiser la polémique, ils continuent à dénoncer la loi instaurant le «rôle positif» de la France coloniale.



BAECQUE Antoine de




Blois envoyé spécial

Aux Rendez-Vous de l'histoire se retrouvent à Blois, le temps de conférences, débats, projections et forums, plus de 20 000 passionnés d'histoire ­ essentiellement des enseignants du secondaire et du supérieur. Et plusieurs centaines de spécialistes, chercheurs, universitaires. Le lieu idéal pour faire entendre la protestation contre l'article 4 de la loi du 23 février 2005, imposant que «les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif» de la colonisation. Les 57 000 profs d'histoire français sont en effet en première ligne pour refuser, sur le fond (on ne les voit pas tresser des louanges à l'ancien empire français) comme sur la forme (on ne les voit pas non plus se laisser imposer un quelconque jugement de valeur dans leurs programmes), l'application d'un tel texte législatif.

Pétition. Après l'adoption de la loi, un collectif d'historiens s'était d'ailleurs mis en place, sous l'impulsion de Claude Liauzu, professeur émérite à l'université Paris-VII, pour faire circuler une pétition, sonner l'alarme et mobiliser dans les milieux tant enseignants que journalistiques. On le retrouvait samedi à Blois, à l'origine d'un appel visant à «informer les enseignants et le public de la gravité du problème» et demandant au ministre de l'Education nationale de «se prononcer et d'intervenir au sein du gouvernement pour faire abroger l'article 4».

A midi, samedi, une trentaine d'historiens représentant les organisations signataires de l'appel ­ les Historiens contre la loi, la Ligue des droits de l'homme, la Ligue de l'enseignement, le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (Mrap), le Syndicat national des enseignements du second degré (Snes), la Fédération syndicale unitaire (FSU), SUD éducation ­ se sont présentés devant la Halle aux grains, centre névralgique des Rendez-Vous de l'histoire, pour le lire et le remettre aux organisateurs. Ambiance bon enfant, références sérieuses ­ on est loin des manifestations plus virulentes des Indigènes de la République, voire des fans de Dieudonné ­, mais détermination sans faille. La mobilisation semble d'ores et déjà rendre cet article de loi inapplicable dans la pratique de l'enseignement de l'histoire. Ce qu'a entériné Gilles de Robien dès hier en déclarant «de façon claire et simple» dans le Journal du dimanche : «L'article 4 de la loi du 23 février 2005 n'implique aucune modification des programmes actuels d'histoire qui permettent d'aborder le thème de la présence française outre-mer dans tous ses aspects et tous ses éclairages.» Le ministre de l'Education nationale convient de plus de ne «pas banaliser ni nier» la colonisation et la décolonisation, s'inscrivant ainsi dans le cadre de la loi Taubira de mai 2001, qui mentionnait explicitement la nécessité d'une place dans les manuels scolaires pour le problème de l'esclavage et la question coloniale. Et se défend, enfin, de vouloir imposer «l'enseignement d'une histoire officielle». Présent à Blois, Dominique Bornes, ancien doyen de l'inspection générale de l'Education nationale, décrypte ainsi la lettre ministérielle : «Le ministre dit une chose forte : on n'a pas à dire aux professeurs d'histoire ce qu'ils ont à faire.» C'est aussi ce qu'on peut nommer un habile déminage.

Samedi après-midi, l'un des débats des Rendez-Vous, pris d'assaut, portait précisément sur «la France malade de son passé colonial», éclairant de façon plus large les enjeux de la manifestation précédente. Deux historiens, Pap Ndiaye, qui vient de diriger le numéro spécial de la revue l'Histoire «la Colonisation en procès», et Françoise Vergès, vice-présidente du Comité pour la mémoire de l'esclavage, y dialoguaient avec une salle très remontée. Tous ont signalé combien la France de 2005 était rattrapée par la question du passé colonial de la République et, au-delà, de son passé esclavagiste. Et comment ce retour d'un refoulé historique nourrit au présent des identités traumatiques concurrentes. Etre noir en France, être beur, c'est de plus en plus se proclamer victime de l'Histoire, descendant d'esclaves, de déportés africains, de colonisés, d'immigrés.

Héritage victimaire. La ligne de fracture mémorielle recouvre ainsi une ligne de fracture sociale. Les plaies d'une mémoire coloniale meurtrie (qui pouvait être bien souvent perdue mais se reconstitue rapidement, même de façon mythique) sont comme réactivées par le contexte de la dureté économique, sociale, politique, pour les jeunes issus de l'immigration. Ce combat est mené au nom de l'héritage victimaire, replacé en tant que mythe fondateur de l'identité communautaire, et vient réclamer des comptes à la République. Dès lors, face à cette demande de plus en plus pressante, réparer la faute coloniale ­ voire esclavagiste ­, ce n'est sûrement pas en reconnaître le «rôle positif».



Événement 30/11/2005 à 04h43
«Si l'Assemblée veut faire l'histoire...»

Les historiens refusent en bloc la loi et estiment la question bien traitée dans les manuels.



BAECQUE Antoine de




Aucun précédent, pas même sous Vichy où Pétain s'était contenté d'une lettre-circulaire adressée aux écoles sur les valeurs à promouvoir dans l'enseignement de l'histoire, «un superavis, mais qui n'avait pas force de loi» explique Jean-Pierre Azéma. Spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et professeur à Sciences-Po, il exprime sa «sainte horreur de cette manière de dicter l'histoire». Les historiens français restent très remontés, contre l'article 4 de la loi du 23 février.

Jules Ferry, lui, a fait parvenir des «recommandations» aux instituteurs, promouvant les «valeurs républicaines acceptables pour le père de famille» (dont la colonisation). Mais pas de loi édictant une vérité de l'histoire, qui empiète sur trois libertés fondamentales : liberté de production des manuels scolaires, liberté de choix des enseignants, liberté d'utilisation de tel ou tel manuel. Les historiens semblent ainsi unanimes à condamner toute dérive vers une histoire officielle.

Négationnisme. Il y a pourtant une exception, où les politiques sont intervenus contre l'avis de la grande majorité des historiens, c'est la loi Gayssot, adoptée en juillet 1990, condamnant les propos négationnistes, ce qui est une manière de légiférer sur l'histoire : «Ce n'était pas juste au niveau de l'éthique historienne même si cette loi a pu être utile», selon Azéma. A l'époque, de grandes consciences historiennes étaient intervenues, Madeleine Rebérioux ou Pierre Vidal-Naquet, rappelle Jean-Pierre Rioux, historien et ancien inspecteur général de l'Education nationale : «Il faut dire clairement aux politiques, comme Madeleine Rebérioux l'avait fait, qu'on va vers d'énormes difficultés si l'Assemblée nationale veut faire l'histoire.»

D'autant que, selon Benoît Falaize, spécialiste de l'enseignement de la question coloniale, les manuels scolaires les plus récents sont «globalement très satisfaisants»: «Il ne s'agit pas de porter un jugement de valeur, mais de faire passer la complexité du fait colonial français. Et ce n'est pas aisé puisque la colonisation s'est faite avec les valeurs positives de la République. Mais il n'y a pas d'occultation des aspects négatifs, c'est une contre-vérité que de l'affirmer. En France, il n'y a pas de tabou sur ce sujet.»

Identité. Le plus important sur cette question semble donc de pouvoir échapper à deux travers, d'un côté l'histoire mythifiée d'une colonisation apportant les bienfaits de la civilisation, de l'autre une vision simpliste et dénigrante portée par la concurrence mémorielle d'une histoire en souffrance. «L'histoire est instrumentalisée par le débat des mémoires. A la faveur de la scolarisation des enfants de l'immigration, la France remet son identité en jeu. Et c'est une déflagration», précise Falaize. Sortir de ce piège n'est pas aisé, ce que résume Laurent Wirth, inspecteur général : «Il s'agit d'enseigner de façon claire une histoire compliquée.»




Événement 21/12/2005 à 05h03
Les historiens font feu de toute loi

Le débat sur le «rôle positif» de la colonisation a ouvert la polémique autour des lois qui veulent écrire l'histoire. Et remet en cause l'arsenal législatif voté depuis quinze ans.



BAECQUE Antoine de



Pétitions, contre-pétitions, appels et lettres ouvertes. Avec sa loi de février 2005 sur le rôle positif de la colonisation, la majorité UMP peut se vanter d'avoir mis le feu. Les historiens, relayés par les politiques, revisitent l'ensemble des lois mémorielles et questionnent leur pertinence. Dernier épisode en date, hier, 33 chercheurs et personnalités ont signé la lettre ouverte «Ne mélangeons pas tout» (lire ci-contre) pour défendre notamment la loi Gayssot de 1990 sur les crimes contre l'humanité. Cette initiative est une réplique à la pétition de 19 historiens, «Liberté pour l'histoire», publiée le 13 décembre par Libération pour l'abrogation de plusieurs lois, y compris celle de 1990.

Tout est parti, le 3 décembre, d'un forum réuni à Sciences-Po autour de la question de l'esclavage et du livre d'Olivier Pétré-Grenouilleau, les Traites négrières (lire ci-contre). Un premier groupe d'historiens a publiquement dénoncé les pressions et les attaques que cette profession subit de la part des associations et collectifs de mémoire. Olivier Pétré-Grenouilleau, professeur à l'université de Lorient, dont l'ouvrage a été couronné par deux prix incontestables, se voit attaqué pour «révisionnisme» par le collectif des Antillais-Guyanais-Réunionnais qui lui reproche d'avoir relativisé l'esclavage, cela au nom de la loi Taubira du 21 mai 2001.

Esclaves. Et depuis quelques mois, c'est un autre texte qui fait craindre le pire à la communauté historienne, très remontée et mobilisée à travers pétitions, réclamations, manifestations : l'article 4 de la loi du 23 février 2005 qui enjoint aux manuels d'enseigner «le caractère positif de la présence française outre-mer».

Pour l'écrivain Françoise Chandernagor, elle-même descendante d'esclaves, il fallait frapper un coup symbolique: lancer une pétition rappelant que «dans un Etat libre, il n'appartient ni au Parlement, ni à l'autorité judiciaire de définir la vérité historique». Rédigée avec Jean-Pierre Azéma, une première mouture du texte est soumise à dix-sept autres historiens, grands noms incontestables, retravaillée, puis lancée dans le débat public le 12 décembre, via l'AFP, Libération puis le Monde. Au passage, la définition de l'Histoire par les historiens se trouve étoffée de plusieurs repoussoirs : elle n'est ni «une religion», ni «la morale», ni «esclave de l'actualité», ni «la mémoire», pas plus qu'un «objet juridique» ou «une politique». Le texte s'achève sur une demande radicale : l'abrogation des quatre «lois mémorielles» adoptées depuis quinze ans qui restreindraient «la liberté de l'historien en lui disant, sous peine de sanctions, ce qu'il doit chercher et ce qu'il doit trouver» ; à savoir, la loi Gayssot de 1990, celle de janvier 2001 sur le génocide arménien, celle du 21 mai 2001 sur l'esclavage comme crime contre l'humanité, et celle du 23 février 2005. Pour les historiens, il s'agit d'une question de principe, même si beaucoup savent que leur demande est irréaliste. Sans doute est-ce surtout un moyen de se défendre et d'attirer l'attention en portant inquiétude et désarroi devant l'opinion publique, en un moment où celle-ci s'interroge sur les rapports entre passé et présent, mémoire et politique.

Bloc. Depuis, si les historiens font bloc derrière les dix-neuf premiers signataires, la question des lois mémorielles ­ et de leur abrogation ­ est devenue un enjeu politique. Chirac a chargé Jean-Louis Debré d'une mission sur «l'évaluation de l'action du Parlement dans les domaines de la mémoire et de l'Histoire» (lire page 8). Les partis de gauche demandent l'abrogation de l'article 4 de la loi de février 2005, mais sont visiblement gênés concernant les autres lois mémorielles. La pétition unitaire initiée par Dominique Strauss-Kahn a recueilli 38 000 signatures (1). Au nom du FN, Bruno Gollnisch ne s'est pas privé de s'associer aux demandes d'abrogation d'une loi Gayssot qui le menace directement. En un mot, la confusion règne. Comme le résume de façon imagée l'historien Jean-Pierre Rioux, «un milieu plutôt frileux a réussi à faire un joli barouf pour dénoncer une tendance qui lui cause d'énormes difficultés : l'Histoire est de plus en plus instrumentalisée par les débats de mémoire».

(1) http://www.abrogation.net

"Dénationaliser l'histoire de France" et " Quêtes mémorielles et histoire nationale"

Deux articles de Suzanne Citron parus dans Libération

Tribune 30/12/2004 à 03h40
Dénationaliser l'histoire de France
Suzanne Citron, historienne. Dernier livre paru : Mes lignes de démarcation, Syllepse 2003.



«Immigrés une nouvelle histoire de France», Libération du 10 décembre annonçait sous ce titre l'ouverture au printemps 2007 d'un mémorial de l'immigration. La mise en mémoire symbolique de l'histoire occultée de l'immigration aux XIXe et XXe siècles sera-t-elle le point de départ d'une nouvelle histoire ? Cela suppose que la société française procède enfin à l'examen critique de «la façon dont s'est construite la mythologie de la nation», pour reprendre la formule de Gérard Noiriel dans cette même page. Débat que les dévoilements récents d'autres occultations ­ la responsabilité de Vichy dans la déportation des juifs, la guerre et les tortures en Algérie, les exactions des Bleus en Vendée... ­ n'ont pas déclenché.

La peur des politiques de saper les bases d'une identité nationale fragilisée, les tabous de l'inconscient collectif, l'absence de motivation des milieux universitaires, la routine des programmes scolaires et les intérêts des éditeurs de manuels se conjugueront-ils une fois de plus pour tuer dans l'oeuf le questionnement sur la configuration anachronique de l'historiographie nationale ? Toutes les histoires fabriquées au XIXe siècle pour célébrer les Etats-nations émergents ont plus ou moins gommé ce qui faisait tache sur leur image. Mais le contexte intellectuel et le projet idéologique qui ont conditionné la construction d'une Histoire de France des origines à nos jours, officialisée et transmise par l'école de la IIIe République, est l'une des clefs du malaise identitaire actuel.

Les historiens républicains, qui voyaient la France comme la lumière du monde, comme une patrie-Messie ont élaboré un schéma du passé destiné à nationaliser les Français et à forger leur patriotisme. Le récit historique instillait l'imaginaire d'une France homogène, une, indivisible, essence métahistorique mystérieusement présente dans une Gaule mythique originelle. Ce schéma ignorait le mélange des peuples et des cultures, pourtant constitutif de l'espace géopolitique forgé par la suite des conquêtes et des annexions du pouvoir capétien. Ancrée dans le mythe gaulois (dont le colloque de l'université de Clermont-Ferrand en 1982 a analysé la genèse), l'histoire fabriquée au long du XIXe siècle a abusivement ethnicisé un «peuple français» prétendument homogène en lui prêtant comme ancêtres incontestables les Gaulois jusque-là absents de l'histoire de France. Les Gaulois, «une race de laquelle descendent les dix-neuf vingtièmes d'entre nous» écrivait en 1828 Amédée Thierry, l'introducteur de cette historiographie, cautionnée par Michelet, popularisée par Henri Martin et officialisée par le petit Lavisse, le manuel phare de l'école de la IIIe République. En aval de l'origine gauloise, l'historiographie libérale et républicaine a intégré sans distanciation critique le «roman des rois» mis au point au XIIIe siècle par les moines de Saint-Denis. Ces derniers avaient incorporé à leurs Grandes Chroniques de France la légende du baptême-sacre de Clovis, inventée au IXe siècle pour légitimer comme roi des Francs Pépin l'usurpateur et son fils Charlemagne. Supporters des Capétiens, nouveaux usurpateurs de la légitimité franque, les moines les ont présentés comme les héritiers mystiques de Clovis et de Charlemagne par la vertu du sacre par l'huile sainte miraculeusement conservée à Reims. L'historiographie du XIXe siècle symbolise ainsi paradoxalement l'essence métahistorique et gauloise de la France dans la succession des «trois dynasties» ­ mérovingienne, carolingienne, capétienne ­ qui s'achève avec l'assomption de la patrie-Messie en 1789.

Le royaume de France (regnum Franciae) n'existe dans les textes qu'à partir du XIIIe siècle, mais le déroulement finaliste de l'histoire d'une France toujours déjà là, occulte les identités historiques hétérogènes des Etats et territoires antérieurement à leurs annexions, et donc le caractère multiculturel et multilingue du royaume. Cette multiculturalité, née quand saint Louis réunit au royaume le comté de Toulouse, reste invisible au regard des élites révolutionnaires éduquées par les collèges royaux dans l'amour orgueilleux de la langue française, langue des cours européennes, devenue «langue de la liberté». L'idéologie montagnarde, pour laquelle l'unité et l'indivisibilité de la République remplacent l'absolu du droit divin, superpose légalisme révolutionnaire et projet d'unification culturelle. La langue doit être une comme la République. L'école républicaine réalisera le projet montagnard en jugeant nécessaire d'éradiquer les «patois» méprisés.

L'ajout de l'histoire des immigrations à l'ancien schéma non révisé ne construirait pas une «nouvelle histoire» sans révision du legs de la mémoire gauloise imposée aux petits Provençaux, Basques, Bretons, Alsaciens, Corses, Antillais en même temps qu'aux enfants d'immigrés italiens, espagnols, juifs. La révolution éthique et historiographique rêvée par Gérard Noiriel n'aboutirait qu'à un flop. Le double dysfonctionnement induit par cette historiographie subsisterait : le récit qui cautionne la confusion de la nation avec l'Etat a engendré la propension à occulter les crimes de cet Etat, la pusillanimité de la haute fonction publique face à la trahison des valeurs éthiques par ce même Etat, l'abus du secret défense. Le mythe de l'origine gauloise francise un imaginaire inapte à reconnaître et comprendre la diversité culturelle, prompt à la xénophobie qui sous-tend le vote pour le Front national de nombre de descendants d'immigrés.

Inventée pour et transmise par l'école de la IIIe République, notre histoire multiculturelle et poliethnique doit être réécrite dans la France d'aujourd'hui, une France postvichyste, postcoloniale, amarrée au char de l'Europe, insérée dans la complexité du monde du XXIe siècle.

Dernier livre paru : Mes lignes de démarcation, Syllepse 2003.



Tribune 24/10/2005 à 04h12
Quêtes mémorielles et histoire nationale
Suzanne Citron historienne. Suzanne Citron a notamment publié le Mythe national, l'histoire de France en question (Ed. ouvrières, 1989).


La bataille de la mémoire, les enjeux de l'histoire coloniale sont significatifs d'une crise de l'identité nationale dans son rapport au passé. Mais les mémoires meurtries de l'esclavage, de la colonisation ou de l'immigration ne guériront pas par l'inversion simpliste de l'histoire qui ferait de l'héritage victimaire le mythe fondateur d'une identité de groupe. Ces mémoires pourraient se pacifier si les grands mythes de «l'histoire de France» cristallisée en vulgate dans les manuels primaires de la IIIe puis de la IVe République, socle de marbre de l'identité nationale durant des décennies, étaient eux aussi reconnus et démystifiés. Le dévoilement progressif ou médiatique de faits occultés ­ rôle de Vichy dans la déportation des juifs, tortures en Algérie, face française de la traite et de l'esclavage des Noirs ­ a déjà conduit à des révisions, notamment de l'histoire du XXe siècle. Mais c'est le récit national «des origines à nos jours», mis en perspective au XIXe siècle, qui serait à reconsidérer.

Ce récit s'est construit autour des deux repères fondateurs de l'identité nationale. En amont, l'origine ­ la Gaule, matrice immémoriale de la France, entité mythique, qui n'a jamais eu historiquement d'assise géopolitique. En aval, l'acmé ­ la Révolution, bloc intangible qui a fait de la France une nation guide. Entre ces deux repères, les historiens libéraux puis républicains ont déployé un processus finaliste qui intègre sans état d'âme à l'histoire «nationale» les deux dynasties franques et leurs empires, célèbre les Capétiens comme «rassembleurs» des terres, pour finalement entériner l'exécution de Louis Capet dans le sillage des révolutionnaires.

Les guerres et les conquêtes du pouvoir capétien dessinent la géographie d'une France pré-existante en filigrane. Les conquêtes obéissent à une logique de la nécessité, les vaincus et leurs résistances sont hors champ historique. Le passé multiséculaire des peuples et des espaces successivement annexés passe à la trappe. Leurs spécificités culturelles et politiques sont des non-objets.

Parallèlement, une culture pour les élites s'est développée dans la langue du roi à partir du XVIe siècle, et Rivarol, au XVIIIe siècle, vante l'universalité du français diffusé dans les cours européennes. Cette culture francophone est celle de la grande majorité des députés révolutionnaires éduqués dans les collèges royaux. Une fois la république une et indivisible proclamée, les conventionnels ont le projet ­ que réalisera la IIIe République ­ d'imposer l'usage exclusif de la langue française devenue celle de la liberté, les autres langues n'étant qu'idiomes ou patois méprisés.

De surcroît, l'exaltation passionnelle de la Révolution par ses acteurs, puis par ses héritiers, suscite la conviction d'un statut ontologiquement exceptionnel du peuple français. Le peuple français, assure Robespierre le 18 floréal an II, semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l'espèce humaine ; on serait tenté même de le regarder, au milieu d'elle, comme une espèce différente. Michelet, dans le Peuple (1846), confirmera la transcendance d'une France supérieure comme dogme et comme légende (...). Toute autre histoire est mutilée, écrit-il, la nôtre seule est complète, avec elle vous savez le monde.

Meurtris par la défaite de 1871, ancrés dans l'imaginaire d'une France messianique et dans le mythe de l'origine gauloise qui assure à la nation prédestination et assise «ethnique», les dirigeants de la IIIe République n'ont pas les outils pour reconnaître l'Autre dans le fait colonial : l'Autre, dans l'historiographie sous-jacente à leur culture, n'existe que comme l'ennemi à vaincre ou le brave plouc à franciser.

Malgré le récent retour d'Astérix, le grand débat français qui permettrait une distanciation critique des stéréotypes hérités du XIXe siècle verra-t-il enfin le jour ? Le temps serait-il enfin venu d'une histoire nationale inscrite dans l'histoire humaine, une histoire plurielle et commune, polyphonique et mélodique, dans laquelle chaque Française et chaque Français se connaîtraient comme Sujet du passé et se reconnaîtraient citoyens d'aujourd'hui ?

Le choix de ce martyr relève de la réinvention d'une résistance purement patriotique.

Événement 19/10/2007 à 00h54
Mémoire instrumentalisée

Le choix de ce martyr relève de la réinvention d'une résistance purement patriotique.
19/10/2007
Emmanuelle LOYER Institut d'études politiques de Paris



Au moment où la résistance s'organise dans les lycées pour refuser ce que certains enseignants n'hésitent pas à nommer «l'opération Guy Môquet», peut-être n'est-il pas inutile de revenir sur la figure de ce jeune résistant de 17 ans fusillé comme otage le 22 octobre 1941.

Enjeu. Si l'on voulait symboliser l'action de la Résistance, il y avait bien d'autres références disponibles. Le choix est paradoxal, à plus d'un titre, et peut apparaître comme une réduction concertée du combat à sa dimension sacrificielle. Comme le rappelle Pierre Laborie, «la mort de Guy Môquet et les conditions de cette mort renvoient au moins autant au rappel nécessaire des tragédies de l'Occupation qu'à l'histoire même et à la singularité de la Résistance». De fait, Guy Môquet n'a pas pu participer à la lutte armée, puisqu'il est arrêté le 13 octobre 1940. En revanche, il est le symbole, ainsi que ses compagnons du camp de Châteaubriant, d'une nouvelle politique répressive où l'uniforme français a côtoyé celui des Allemands (Lire ci-dessous). A la Libération, le culte rendu aux «27 de Châteaubriant» est un véritable enjeu dans la concurrence des mémoires entre gaullistes et communistes. Chez les communistes, la fabrique du martyrologe commence très tôt, dès 1942, grâce à Duclos et Aragon (la Rose et le Réséda, les Martyrs). L'héroïsation d'une résistance précoce jette un voile pudique sur le désarroi initial des responsables d'un parti clandestin, prisonnier de son refus d'une guerre «impérialiste» jusqu'en juin 1941 - date à laquelle les communistes entrent officiellement en résistance, enterrant ainsi le pacte germano-soviétique.

Halo. Le lourd, très lourd hommage sarkozyste à Guy Môquet n'est donc que le dernier avatar d'une histoire des appropriations de la mémoire résistante. En définitive, ce qui a dicté l'élection de Guy Môquet tient surtout au halo romantique de l'extrême jeunesse sacrifiée, à la texture même d'une lettre où l'émotion - sans parler des considérations de morale familiale - se trouve happée par la mort imminente. Môquet a l'aura d'un jeune Bara de la Résistance. L'arête vive de la mémoire, même instrumentalisée, a des séductions que l'histoire n'a pas. Car, cette fois, de quoi s'agit-il ? De la réinvention d'une résistance purement nationale (quid des Manouchian et autres métèques de l'Affiche rouge, des républicains espagnols engagés dans les maquis du Sud-Ouest ?) et d'un modèle purement patriotique au détriment de l'antifascisme et de l'internationalisme, moteurs de bien des sursauts.

La valorisation aussi brutale qu'inattendue de Guy Môquet par le nouveau président symbolise l'appétit de ce dernier pour les références historiques de la gauche - de Jaurès à Blum en début de la campagne présidentielle -, la légitimation par le «grand homme», l'imposition d'un Panthéon qui en fait une sorte de ministre de l'Histoire et, enfin, la captation de l'histoire comme fabrique à slogans publicitaires - le «tout est possible» récupéré du socialiste du Front populaire Marceau Pivert. Inflation, confusion, incantations anachroniques, légitimation calculée des reconstructions mémorielles gouvernent les usages de l'histoire selon Nicolas Sarkozy. La campagne nous l'avait appris. Nous y revoilà. A suivre.

Un marketing mémoriel 15/02/2008 H.Rousso

Un marketing mémoriel
15/02/2008


ROUSSO Henry

Il y a six mois, l'idée de contraindre les enseignants à lire la lettre de Guy Môquet débouchait sur un fiasco. Improvisée, ignorante des réalités historiques, ressuscitant malgré elle les mensonges d'un communisme de guerre froide, l'initiative obligeait une fois plus l'école à se plier à un «devoir de mémoire» de plus en plus déconnecté de l'histoire, ce qui a pour effet d'abolir toute distance entre le passé et le présent puisque l'on ne joue presque exclusivement que sur l'émotion.

Au moins pouvait-on croire qu'il s'agissait d'inverser la tendance dominante et d'inviter les Français à s'intéresser aux pages glorieuses (ou supposées telles) de leur histoire (la Résistance) et non plus aux seules pages honteuses (la collaboration). On se trompait. Le chef de l'État fait sensation avec l'idée de faire parrainer par chaque élève de CM2 le souvenir d'un des 11 000 enfants juifs de France (pour la plupart nés de parents étrangers), exterminés par les nazis, avec la complicité du régime de Vichy. Cette page d'histoire est désormais connue, grâce en grande partie au travail de Serge Klarsfeld. C'est lui qui a établi la liste des victimes, leur redonnant un nom, parfois un visage. Leur souvenir est donc perpétué, par la nomination, opération symbolique par excellence.

La nouvelle initiative apparaît incongrue, jetée soudain dans l'espace public comme d'autres annonces présidentielles. Le bruit médiatique vient, une fois de plus, troubler le respect et le silence des morts de l'Histoire. Mais on franchit cette fois un pas supplémentaire. Voilà des enfants de 10 ans appelés à s'identifier par décision d'État à des victimes - et des victimes qui avaient en grande partie leur âge lorsqu'elles furent assassinées. Sans réflexion politique, historique ou psychologique préalable.

On peut à bon droit se demander pourquoi. Quelle urgence commandait de relancer ainsi le débat autour de la mémoire de la Shoah alors même que la France a connu à cet égard des politiques publiques sans équivalent en Europe : procès pour crimes contre l'humanité, réparations morales et financières, nouvelles commémorations, modifications des programmes scolaires. S'agit-il d'oeuvrer pour que la vérité historique soit correctement enseignée ? On rappellera alors que c'est le candidat devenu président qui déclarait, durant la campagne électorale, que la France n'avait, sous l'Occupation, «commis aucun crime contre l'humanité». Comprenne qui pourra. S'agit-il de lutter contre l'antisémitisme et le racisme ? On rappellera alors que l'énorme travail de mémoire fait en France sur la Shoah a été accompli au moment ou l'antisémitisme explosait de toutes parts, notamment à l'école. On rappellera surtout que la singularité de la Shoah est déjà difficile à comprendre pour des adultes confrontés à la réalité des génocides et autres massacres de masse commis depuis 1945. Que dire alors de jeunes enfants, qui auront beaucoup de mal à comprendre pourquoi ils doivent ne «parrainer» que ces victimes-là. S'agit-il de permettre aux enfants de s'approprier une histoire commune, porteuse de valeurs ? Mais le choix des enfants juifs exterminés pour être nés juifs n'est édifiant en rien, sinon de l'immense barbarie du XXe siècle.

Dans la figure de Guy Môquet, n'était le mensonge pieux qui consistait à le présenter comme un résistant de la première heure, on pouvait à la rigueur souligner le lien entre le martyr et le héros, on pouvait y prendre prétexte pour compenser l'effroi par la fierté. Quelle image «positive» véhicule la Shoah ? Quelle est l'exemplarité de ces petites victimes innocentes ?

Une fois encore, seule émerge du passé une mémoire mortifère, seule est digne d'être remémorée avec éclat une histoire criminelle. De l'Histoire, de sa profondeur, de sa complexité, on ne nous montre plus aujourd'hui qu'un usage utilitaire. Le passé est devenu un entrepôt de ressources politiques ou identitaires, où chacun puise à son gré ce qui peut servir ses intérêts immédiats. Il est inquiétant de voir qu'une fois de plus, le - mauvais - exemple est donné au plus haut niveau, que la «mémoire» et la défense de bons sentiments ne servent qu'à faire passer les ombres de la politique réelle.

Paul Ricoeur

Livres 28/09/2000 à 04h47
Critique de la mémoire pure
Critique

L'oeuvre de Paul Ricoeur ne cesse d'interroger les historiens sur leur propre pratique et leur savoir.


GRENIER Jean-Yves


Paul Ricoeur est l'un des rares philosophes qui parlent aux historiens. Son vrai succès parmi eux, surtout depuis ce maître livre qu'est Temps et récit (1983), montre que son enseignement est entendu. L'une des raisons est que Ricoeur n'évoque pas l'histoire de façon générale mais qu'il réfléchit sur les travaux des historiens d'aujourd'hui, s'efforçant de les insérer dans un espace philosophique plus large. Le choc est parfois rude. Ainsi quand il fait, dans Temps et récit, la démonstration selon laquelle la Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II de Fernand Braudel (livre d'histoire-modèle de référence pour la corporation, avec sa définition de la structure historique articulée autour d'une approche ternaire du temps) peut être lue comme un récit, où la Méditerranée apparaît comme le quasi-personnage d'une grande intrigue géopolitique. Cette importance accordée à la dimension narrative de l'histoire, qui l'éloigne de ses prétentions à une certaine vérité acquise par le biais du modèle, a beaucoup contribué à transformer le regard que les historiens portaient sur leur propre discipline, à défaut d'avoir eu un réel impact sur leurs manières de faire.

La Mémoire, l'histoire, l'oubli se présente comme un prolongement nécessaire à Temps et récit qui s'intéressait à l'expérience temporelle, mais sans prendre en compte la mémoire. Cette extension est d'autant plus légitime pour le lecteur historien que l'historiographie a connu et connaît encore un «moment mémoriel» intense, marqué entre autres par la publication des Lieux de mémoire à partir de 1984. Le projet du livre, qui mêle un versant philosophique et un autre historique, est de réfléchir sur les conditions et les formes de la représentation du passé. Or, l'une des hypothèses essentielles de Ricoeur est que l'histoire est radicalement différente de la mémoire, même collective. De même qu'il s'efforce de résister à l'assimilation de la narration historique à un récit indiscernable de la fiction, il refuse «la confusion initiale entre fait historique et événement réel remémoré».

C'est précisément l'objectif de la deuxième partie («Histoire/Epistémologie») ­ à elle seule un remarquable traité d'épistémologie historique appliquée ­ que d'estimer la capacité de l'historiographie actuelle «à élargir, à corriger et à critiquer la mémoire, et ainsi à compenser ses faiblesses tant au plan cognitif que pragmatique» et, plus généralement, de comprendre ce qui fait rupture entre la phénoménologie et l'histoire. Réflexion essentielle puisqu'il s'agit de saisir ce qui fonde l'autonomie (qui vaut validation) et une certaine forme d'objectivité de l'histoire par rapport aux différentes formes de mémoire. Réflexion nécessaire aujourd'hui parce que l'historiographie a changé. L'historien du milieu du XXe siècle était à la recherche de séries de faits répétés et des permanences de longue durée, peu sensible au vécu et à l'événement susceptible de remémoration et donc aux rapprochements avec les phénomènes de mémoire. L'histoire plus récente est au contraire attentive aux pratiques et à la mise en contexte des acteurs historiques et de leur comportement. Elle semble de ce fait plus proche de la phénoménologie de l'action et de la prise en compte d'un temps subjectif, même si elle ne renonce aucunement à sa posture objectivante. Les succès de la microhistoire, qui intéresse beaucoup Ricoeur, en sont une belle illustration, car elle privilégie la proximité avec le vécu des agents sociaux et leur perception différenciée du temps, avec les risques «d'effet de réel» que cette démarche engendre. Les représentations, autre question d'importance pour l'historiographie d'aujourd'hui, sont tout aussi centrales pour lui. En effet, si leur prise en compte a le grand mérite pour l'historien de l'éloigner à la fois des ambiguïtés de la notion de «mentalités» et d'une théorisation inadéquate des phénomènes du passé, elle présente aussi le danger de réduire son interprétation à n'être plus qu'une élaboration savante des représentations que se font les acteurs historiques d'eux-mêmes et de leur monde. Problème épistémologique de poids que Ricoeur, avec lucidité, présente à la fois comme une condition et une limite du savoir historique.

L'histoire se distingue également de la mémoire parce qu'elle est tout entière écriture ­ on regrettera à ce propos qu'il n'ait pas inclus dans son panorama historiographique le courant du linguistic turn, lui qui pourtant a été si sensible aux questions liées à la créativité du langage. Ricoeur en examine les conséquences, en particulier le risque du «trop d'histoire» que Nietzsche, dans un contexte différent, avait dénoncé dans ses Considérations inactuelles. Plus encore, il s'interroge sur l'excès de mémoire, thème majeur qu'il illustre de multiples manières, de la psychanalyse où cet excès empêche la réconciliation du présent avec le passé jusqu'au Zakhor de Yerushalmi qui se confronte à l'articulation difficile entre la forte mémoire collective du peuple juif et l'écriture historienne de son passé. C'est dans cette optique très particulière d'une «herméneutique de la condition historique», très exigeante d'un point de vue éthique et intellectuel et pour laquelle l'historien professionnel n'a aucun droit particulier à la parole, qu'il faut comprendre les réflexions terminales de Ricoeur sur l'oubli parfois nécessaire. Il en fait la condition d'une «mémoire heureuse» qui ne tait pas le mal, mais le dit sur un mode apaisé, unique moyen pour contrevenir aux bien plus destructrices «ruses de l'oubli».



Paul Ricoeur au coeur du temps

Critique

Culpabilité, fidélité, réconciliation : sur quel mode se rapporter au passé? Cette question, aux mille enjeux philosophiques et politiques, est au centre de «La Mémoire, l'histoire,l'oubli».

MAGGIORI Robert



Paul Ricoeur La Mémoire, l'histoire, l'oubli Seuil, 682 pp., 195 F. Mikel Dufrenne, Paul Ricoeur Karl Jaspers et la philosophie de l'existence Seuil, 400 pp., 150 F.

Il en va de l'oubli comme de Dieu, de la mort ou du temps: en parler, c'est toujours parler d'autre chose. Saint Augustin le disait déjà: comment dire l'oubli sinon sous le signe du souvenir de l'oubli, tel que l'autorise le retour de la «chose» oubliée? Comment pouvons-nous savoir que nous avons oublié sans savoir ce que nous avons oublié? L'oubli est-il «empêchement à évoquer et à retrouver le "temps perdu"», ou bien résulte-t-il de «l'inéluctable usure "par" le temps des traces qu'ont laissées en nous [...] les événements survenus»? Y aurait-il, mer sans fond, un oubli absolu sur lequel, tant bien que mal, se détacheraient, comme autant de pointes d'icebergs, les souvenirs «sauvés de l'oubli»? L'énigme de l'oubli projette naturellement son ombre sur la question brûlante du rapport au passé: tant la question de la mémoire et de la fidélité au passé, par quoi se trouve impliquée l'histoire, que celle de la culpabilité et de la réconciliation avec le passé, par où s'introduit, en morale, le problème du pardon. Phénoménologie de la mémoire, épistémologie de l'histoire, pragmatique de l'oubli, ouvrant sur l'«horizon commun» du pardon: telles sont les scansions du dernier livre de Paul Ricoeur.

La Mémoire, l'histoire, l'oubli paraît en même temps que Karl Jaspers et la philosophie de l'existence, reprint de ouvrage de 1947 par lequel Ricoeur, qui a 87 ans, faisait son «entrée en scène». Ainsi sont fixées les deux bornes d'une oeuvre polyédrique, qui, tout en déployant son propre projet, n'a esquivé aucune discussion critique avec les grandes pensées du siècle, et posé Ricoeur comme l'un des plus importants philosophes d'aujourd'hui. Dans Karl Jaspers, écrit avec le théoricien de l'art Mikel Dufrenne (qui, en 1940, partageait son sort de prisonnier dans le camp de Gross-Born, en Pologne), Ricoeur pose que «la philosophie de l'existence a pour ambition d'unir la raison et l'existence, en entendant par raison la recherche de la précision conceptuelle, de l'enchaînement systématique et de la clarté, telle que l'a formée la tradition philosophique de l'Occident, et par existence le sens de l'intimité, du drame et de la profondeur, tel qu'il procède des expériences cardinales de l'indivu». Enoncé à propos de Jaspers, et aussi de son autre maître Gabriel Marcel, ce programme («marier l'eau et le feu») sera en fait celui que Ricoeur tentera de réaliser lui-même, en intégrant l'apport de la phénoménologie de Husserl. Celle-ci demeurera à ses yeux le «fil conducteur dans le labyrinthe humain», le support d'une philosophie réflexive vouée à la saisie de l'homme dans la plénitude inquiète de son être, capable, du moins, de restituer à la philosophia perennis, aux magnifiques mais inhabitables cathédrales spéculatives, les sources vives de l'existence. La réflexion sera toujours conçue, dès lors, comme l'appropriation de «notre effort pour exister et de notre désir d'être», à travers «les oeuvres qui témoignent de cet effort et de ce désir». D'où le renoncement à une définition «monadique» de la vérité, et l'idéal dialogique d'un «philosopher en commun», qui permettent à Ricoeur, de faire (critiquement) cohabiter Husserl et Jaspers, Spinoza et Kierkegaard, Freud et Hegel, Marx et Nietzsche, Lévi-Strauss, Gadamer et Habermas, Aristote, Heidegger, Levinas et Rawls, l'exégèse biblique, la psychanalyse et la philosophie analytique.

De l'itinéraire «multidirectionnel» qui est celui de Ricoeur, on pourrait resituer les principales étapes, qui de la phénoménologie existentielle le conduisent à l'herméneutique et à l'«épistémologie du symbole». L'eidétique de la volonté, menée à travers des figures simples de l'expérience vécue, l'hésitation, le choix, l'émotion, l'habitude ou l'effort. L'étude de la faillibilité de l'homme, de la finitude et de la faute, de la volonté mauvaise et du mal. L'interprétation des expressions symboliques, mythiques et poétiques dans lesquelles l'humanité, notamment hébraïque et grecque, a inscrit son expérience du mal moral. L'analyse de l'«innovation sémantique» et l'exploration des grands champs d'exercice de la narrativité, la conversation ordinaire, l'histoire des historiens, la fiction des tragiques grecs et du roman contemporain, l'utopie politique. La réflexion sur la justice et l'«agir éthique»... Mais Ricoeur a indiqué lui-même que tout ce qu'il a pensé se déduit des quatre usages majeurs du «je peux»: je peux parler (philosophie du langage), je peux agir (philosophie de l'action), je peux raconter (théorie narrative), je peux me tenir responsable de mes actions, me les laisser imputer comme à leur véritable auteur (philosophie morale).

Dans ce contexte, la Mémoire, l'histoire, l'oubli apparaît comme un parachèvement. Au langage, à l'action, au récit, à l'imputabilité morale il manquait quelque chose: le temps, qui leur donne et leur ôte leur «être». Ricoeur lui consacre son grand oeuvre de 1983-1985, Temps et récit, reçu comme la «suite critique» d'Etre et Temps de Heidegger. Parti de l'être, Heidegger arrivait au temps, «horizon transcendantal de la question de l'être». Partant du temps, Ricoeur arrive au récit, et revient au temps, car si «le récit est le gardien du temps» et s'il n'est de temps humain que raconté, le récit n'épuise pas le problème du temps, qui n'est temps que pour une conscience. Peu importe que Ricoeur ait alors résolu l'énigme. A la connexion de l'expérience temporelle et de l'opération narrative, quelque chose faisait encore défaut: la mémoire et l'oubli.

C'est peu de dire que la Mémoire, l'histoire, l'oubli comble «une lacune dans la problématique»: l'ouvrage est d'une grande force en ce qu'il parvient à restituer de la façon la plus claire ­ grâce aussi à d'utiles «notes d'orientation» ­ les résultats d'une recherche sur des phénomènes on ne peut plus insaisissables et déroutants. Tenant à la distinction phénoménologique entre noème et noèse, l'analyse envisage ici le souvenir comme objet, comme ce que l'on cherche ou trouve, et également comme activité de celui qui cherche ou trouve, autrement dit comme anamnèse ou remémoration, sans oublier la façon dont se fait (se fait mal, ne se fait pas) la réminiscence. Investigation évidemment technique (de Saint-Augustin aux neurosciences!), mais dont les enjeux sont immédiatement visibles: tout le rapport au passé, à notre passé comme au passé collectif, est conditionné par les diverses modalités, us et abus, dont s'effectue cette présence ou présentification de l'absence en quoi consiste la mémoire (mais aussi, sur un autre mode, l'imagination). C'est pourquoi Ricoeur, de la représentation mnémonique, passe ensuite à la représentation historique et à un examen épistémologique des conditions du travail de l'historien ­ avant de voir s'ouvrir le gouffre de l'oubli.

L'oubli, eût dit Bergson, est à la fois l'organe et l'obstacle de la mémoire: sans l'oubli, il n'y aurait point de mémoire, qui imploserait par saturation, ni réminiscence, car il n'y aurait aucun souvenir à rappeler, et, avec l'oubli, sinon l'amnésie (l'amnistie?), la mémoire se troue, erre, se laisse abuser, manipuler, et ne peut plus soutenir un devoir de mémoire. Mais si l'oubli n'oublie rien, ou si au contraire il efface tout, la parole donnée, la dette, la faute commise, le mal reçu, l'injustice subie, le crime imprescriptible, quelle pourrait être ­ au fond de la conscience chargée de conserver la loi morale, aux marges des institutions gardiennes de la loi et dispensatrices de la punition ­ la place du pardon? Sur une verticale, dit Ricoeur, au sommet de laquelle, pour l'homme souffrant et agissant, l'«homme capable», il n'est ni «facile ni impossible» de grimper: «en bas l'aveu de la faute, en haut l'hymne au pardon».

Le numéro de septembre du Magazine littéraire, encore en kiosque, est consacré à Paul Ricoeur.