mercredi 20 janvier 2010

Paul Ricoeur

Livres 28/09/2000 à 04h47
Critique de la mémoire pure
Critique

L'oeuvre de Paul Ricoeur ne cesse d'interroger les historiens sur leur propre pratique et leur savoir.


GRENIER Jean-Yves


Paul Ricoeur est l'un des rares philosophes qui parlent aux historiens. Son vrai succès parmi eux, surtout depuis ce maître livre qu'est Temps et récit (1983), montre que son enseignement est entendu. L'une des raisons est que Ricoeur n'évoque pas l'histoire de façon générale mais qu'il réfléchit sur les travaux des historiens d'aujourd'hui, s'efforçant de les insérer dans un espace philosophique plus large. Le choc est parfois rude. Ainsi quand il fait, dans Temps et récit, la démonstration selon laquelle la Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II de Fernand Braudel (livre d'histoire-modèle de référence pour la corporation, avec sa définition de la structure historique articulée autour d'une approche ternaire du temps) peut être lue comme un récit, où la Méditerranée apparaît comme le quasi-personnage d'une grande intrigue géopolitique. Cette importance accordée à la dimension narrative de l'histoire, qui l'éloigne de ses prétentions à une certaine vérité acquise par le biais du modèle, a beaucoup contribué à transformer le regard que les historiens portaient sur leur propre discipline, à défaut d'avoir eu un réel impact sur leurs manières de faire.

La Mémoire, l'histoire, l'oubli se présente comme un prolongement nécessaire à Temps et récit qui s'intéressait à l'expérience temporelle, mais sans prendre en compte la mémoire. Cette extension est d'autant plus légitime pour le lecteur historien que l'historiographie a connu et connaît encore un «moment mémoriel» intense, marqué entre autres par la publication des Lieux de mémoire à partir de 1984. Le projet du livre, qui mêle un versant philosophique et un autre historique, est de réfléchir sur les conditions et les formes de la représentation du passé. Or, l'une des hypothèses essentielles de Ricoeur est que l'histoire est radicalement différente de la mémoire, même collective. De même qu'il s'efforce de résister à l'assimilation de la narration historique à un récit indiscernable de la fiction, il refuse «la confusion initiale entre fait historique et événement réel remémoré».

C'est précisément l'objectif de la deuxième partie («Histoire/Epistémologie») ­ à elle seule un remarquable traité d'épistémologie historique appliquée ­ que d'estimer la capacité de l'historiographie actuelle «à élargir, à corriger et à critiquer la mémoire, et ainsi à compenser ses faiblesses tant au plan cognitif que pragmatique» et, plus généralement, de comprendre ce qui fait rupture entre la phénoménologie et l'histoire. Réflexion essentielle puisqu'il s'agit de saisir ce qui fonde l'autonomie (qui vaut validation) et une certaine forme d'objectivité de l'histoire par rapport aux différentes formes de mémoire. Réflexion nécessaire aujourd'hui parce que l'historiographie a changé. L'historien du milieu du XXe siècle était à la recherche de séries de faits répétés et des permanences de longue durée, peu sensible au vécu et à l'événement susceptible de remémoration et donc aux rapprochements avec les phénomènes de mémoire. L'histoire plus récente est au contraire attentive aux pratiques et à la mise en contexte des acteurs historiques et de leur comportement. Elle semble de ce fait plus proche de la phénoménologie de l'action et de la prise en compte d'un temps subjectif, même si elle ne renonce aucunement à sa posture objectivante. Les succès de la microhistoire, qui intéresse beaucoup Ricoeur, en sont une belle illustration, car elle privilégie la proximité avec le vécu des agents sociaux et leur perception différenciée du temps, avec les risques «d'effet de réel» que cette démarche engendre. Les représentations, autre question d'importance pour l'historiographie d'aujourd'hui, sont tout aussi centrales pour lui. En effet, si leur prise en compte a le grand mérite pour l'historien de l'éloigner à la fois des ambiguïtés de la notion de «mentalités» et d'une théorisation inadéquate des phénomènes du passé, elle présente aussi le danger de réduire son interprétation à n'être plus qu'une élaboration savante des représentations que se font les acteurs historiques d'eux-mêmes et de leur monde. Problème épistémologique de poids que Ricoeur, avec lucidité, présente à la fois comme une condition et une limite du savoir historique.

L'histoire se distingue également de la mémoire parce qu'elle est tout entière écriture ­ on regrettera à ce propos qu'il n'ait pas inclus dans son panorama historiographique le courant du linguistic turn, lui qui pourtant a été si sensible aux questions liées à la créativité du langage. Ricoeur en examine les conséquences, en particulier le risque du «trop d'histoire» que Nietzsche, dans un contexte différent, avait dénoncé dans ses Considérations inactuelles. Plus encore, il s'interroge sur l'excès de mémoire, thème majeur qu'il illustre de multiples manières, de la psychanalyse où cet excès empêche la réconciliation du présent avec le passé jusqu'au Zakhor de Yerushalmi qui se confronte à l'articulation difficile entre la forte mémoire collective du peuple juif et l'écriture historienne de son passé. C'est dans cette optique très particulière d'une «herméneutique de la condition historique», très exigeante d'un point de vue éthique et intellectuel et pour laquelle l'historien professionnel n'a aucun droit particulier à la parole, qu'il faut comprendre les réflexions terminales de Ricoeur sur l'oubli parfois nécessaire. Il en fait la condition d'une «mémoire heureuse» qui ne tait pas le mal, mais le dit sur un mode apaisé, unique moyen pour contrevenir aux bien plus destructrices «ruses de l'oubli».



Paul Ricoeur au coeur du temps

Critique

Culpabilité, fidélité, réconciliation : sur quel mode se rapporter au passé? Cette question, aux mille enjeux philosophiques et politiques, est au centre de «La Mémoire, l'histoire,l'oubli».

MAGGIORI Robert



Paul Ricoeur La Mémoire, l'histoire, l'oubli Seuil, 682 pp., 195 F. Mikel Dufrenne, Paul Ricoeur Karl Jaspers et la philosophie de l'existence Seuil, 400 pp., 150 F.

Il en va de l'oubli comme de Dieu, de la mort ou du temps: en parler, c'est toujours parler d'autre chose. Saint Augustin le disait déjà: comment dire l'oubli sinon sous le signe du souvenir de l'oubli, tel que l'autorise le retour de la «chose» oubliée? Comment pouvons-nous savoir que nous avons oublié sans savoir ce que nous avons oublié? L'oubli est-il «empêchement à évoquer et à retrouver le "temps perdu"», ou bien résulte-t-il de «l'inéluctable usure "par" le temps des traces qu'ont laissées en nous [...] les événements survenus»? Y aurait-il, mer sans fond, un oubli absolu sur lequel, tant bien que mal, se détacheraient, comme autant de pointes d'icebergs, les souvenirs «sauvés de l'oubli»? L'énigme de l'oubli projette naturellement son ombre sur la question brûlante du rapport au passé: tant la question de la mémoire et de la fidélité au passé, par quoi se trouve impliquée l'histoire, que celle de la culpabilité et de la réconciliation avec le passé, par où s'introduit, en morale, le problème du pardon. Phénoménologie de la mémoire, épistémologie de l'histoire, pragmatique de l'oubli, ouvrant sur l'«horizon commun» du pardon: telles sont les scansions du dernier livre de Paul Ricoeur.

La Mémoire, l'histoire, l'oubli paraît en même temps que Karl Jaspers et la philosophie de l'existence, reprint de ouvrage de 1947 par lequel Ricoeur, qui a 87 ans, faisait son «entrée en scène». Ainsi sont fixées les deux bornes d'une oeuvre polyédrique, qui, tout en déployant son propre projet, n'a esquivé aucune discussion critique avec les grandes pensées du siècle, et posé Ricoeur comme l'un des plus importants philosophes d'aujourd'hui. Dans Karl Jaspers, écrit avec le théoricien de l'art Mikel Dufrenne (qui, en 1940, partageait son sort de prisonnier dans le camp de Gross-Born, en Pologne), Ricoeur pose que «la philosophie de l'existence a pour ambition d'unir la raison et l'existence, en entendant par raison la recherche de la précision conceptuelle, de l'enchaînement systématique et de la clarté, telle que l'a formée la tradition philosophique de l'Occident, et par existence le sens de l'intimité, du drame et de la profondeur, tel qu'il procède des expériences cardinales de l'indivu». Enoncé à propos de Jaspers, et aussi de son autre maître Gabriel Marcel, ce programme («marier l'eau et le feu») sera en fait celui que Ricoeur tentera de réaliser lui-même, en intégrant l'apport de la phénoménologie de Husserl. Celle-ci demeurera à ses yeux le «fil conducteur dans le labyrinthe humain», le support d'une philosophie réflexive vouée à la saisie de l'homme dans la plénitude inquiète de son être, capable, du moins, de restituer à la philosophia perennis, aux magnifiques mais inhabitables cathédrales spéculatives, les sources vives de l'existence. La réflexion sera toujours conçue, dès lors, comme l'appropriation de «notre effort pour exister et de notre désir d'être», à travers «les oeuvres qui témoignent de cet effort et de ce désir». D'où le renoncement à une définition «monadique» de la vérité, et l'idéal dialogique d'un «philosopher en commun», qui permettent à Ricoeur, de faire (critiquement) cohabiter Husserl et Jaspers, Spinoza et Kierkegaard, Freud et Hegel, Marx et Nietzsche, Lévi-Strauss, Gadamer et Habermas, Aristote, Heidegger, Levinas et Rawls, l'exégèse biblique, la psychanalyse et la philosophie analytique.

De l'itinéraire «multidirectionnel» qui est celui de Ricoeur, on pourrait resituer les principales étapes, qui de la phénoménologie existentielle le conduisent à l'herméneutique et à l'«épistémologie du symbole». L'eidétique de la volonté, menée à travers des figures simples de l'expérience vécue, l'hésitation, le choix, l'émotion, l'habitude ou l'effort. L'étude de la faillibilité de l'homme, de la finitude et de la faute, de la volonté mauvaise et du mal. L'interprétation des expressions symboliques, mythiques et poétiques dans lesquelles l'humanité, notamment hébraïque et grecque, a inscrit son expérience du mal moral. L'analyse de l'«innovation sémantique» et l'exploration des grands champs d'exercice de la narrativité, la conversation ordinaire, l'histoire des historiens, la fiction des tragiques grecs et du roman contemporain, l'utopie politique. La réflexion sur la justice et l'«agir éthique»... Mais Ricoeur a indiqué lui-même que tout ce qu'il a pensé se déduit des quatre usages majeurs du «je peux»: je peux parler (philosophie du langage), je peux agir (philosophie de l'action), je peux raconter (théorie narrative), je peux me tenir responsable de mes actions, me les laisser imputer comme à leur véritable auteur (philosophie morale).

Dans ce contexte, la Mémoire, l'histoire, l'oubli apparaît comme un parachèvement. Au langage, à l'action, au récit, à l'imputabilité morale il manquait quelque chose: le temps, qui leur donne et leur ôte leur «être». Ricoeur lui consacre son grand oeuvre de 1983-1985, Temps et récit, reçu comme la «suite critique» d'Etre et Temps de Heidegger. Parti de l'être, Heidegger arrivait au temps, «horizon transcendantal de la question de l'être». Partant du temps, Ricoeur arrive au récit, et revient au temps, car si «le récit est le gardien du temps» et s'il n'est de temps humain que raconté, le récit n'épuise pas le problème du temps, qui n'est temps que pour une conscience. Peu importe que Ricoeur ait alors résolu l'énigme. A la connexion de l'expérience temporelle et de l'opération narrative, quelque chose faisait encore défaut: la mémoire et l'oubli.

C'est peu de dire que la Mémoire, l'histoire, l'oubli comble «une lacune dans la problématique»: l'ouvrage est d'une grande force en ce qu'il parvient à restituer de la façon la plus claire ­ grâce aussi à d'utiles «notes d'orientation» ­ les résultats d'une recherche sur des phénomènes on ne peut plus insaisissables et déroutants. Tenant à la distinction phénoménologique entre noème et noèse, l'analyse envisage ici le souvenir comme objet, comme ce que l'on cherche ou trouve, et également comme activité de celui qui cherche ou trouve, autrement dit comme anamnèse ou remémoration, sans oublier la façon dont se fait (se fait mal, ne se fait pas) la réminiscence. Investigation évidemment technique (de Saint-Augustin aux neurosciences!), mais dont les enjeux sont immédiatement visibles: tout le rapport au passé, à notre passé comme au passé collectif, est conditionné par les diverses modalités, us et abus, dont s'effectue cette présence ou présentification de l'absence en quoi consiste la mémoire (mais aussi, sur un autre mode, l'imagination). C'est pourquoi Ricoeur, de la représentation mnémonique, passe ensuite à la représentation historique et à un examen épistémologique des conditions du travail de l'historien ­ avant de voir s'ouvrir le gouffre de l'oubli.

L'oubli, eût dit Bergson, est à la fois l'organe et l'obstacle de la mémoire: sans l'oubli, il n'y aurait point de mémoire, qui imploserait par saturation, ni réminiscence, car il n'y aurait aucun souvenir à rappeler, et, avec l'oubli, sinon l'amnésie (l'amnistie?), la mémoire se troue, erre, se laisse abuser, manipuler, et ne peut plus soutenir un devoir de mémoire. Mais si l'oubli n'oublie rien, ou si au contraire il efface tout, la parole donnée, la dette, la faute commise, le mal reçu, l'injustice subie, le crime imprescriptible, quelle pourrait être ­ au fond de la conscience chargée de conserver la loi morale, aux marges des institutions gardiennes de la loi et dispensatrices de la punition ­ la place du pardon? Sur une verticale, dit Ricoeur, au sommet de laquelle, pour l'homme souffrant et agissant, l'«homme capable», il n'est ni «facile ni impossible» de grimper: «en bas l'aveu de la faute, en haut l'hymne au pardon».

Le numéro de septembre du Magazine littéraire, encore en kiosque, est consacré à Paul Ricoeur.

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