Société 14/04/2005 à 01h46
«L'Etat n'a pas à dire comment enseigner l'histoire»
Interview
Pierre Vidal-Naquet, historien, contre l'intervention du législatif dans les programmes :
Par HERVÉ NATHAN
Pierre Vidal-Naquet, 85 ans, est historien, spécialiste de la Grèce antique. C'est aussi un homme engagé, en particulier contre les guerres coloniales.
Une loi prescrit d'enseigner la colonisation de manière «positive», qu'en pensez-vous ?
Au Japon, une loi définit le contenu de l'enseignement historique, et les manuels scolaires minimisent la responsabilité des Japonais dans les massacres de la guerre sino-japonaise. Si la France veut faire comme le Japon, il n'y a qu'à continuer dans cette voie. Cette loi me rappelle les «taches roses» qu'on trouvait sur nos cartes de géographie, lorsque le domaine français, au Maghreb, en Afrique noire, en Indochine, signifiait la puissance coloniale de notre pays.
Il n'est pas indifférent de remarquer que les parlementaires qui ont porté la loi de février 2005 sont issus de circonscriptions où les pieds-noirs sont nombreux. Les organisations des rapatriés d'Algérie ont toujours idéalisé la coexistence entre Français et Algériens avant l'indépendance. Or ces deux populations étaient étanches et vivaient superposées.
Si ce n'est pas à la loi de dire l'histoire, que penser de la loi Gayssot qui interdit de professer des contre-vérités concernant le génocide des juifs ?
Je vomis les négationnistes. Mais j'ai toujours été contre la loi Gayssot. Ce n'est pas à l'Etat de dire comment on enseigne l'histoire. On peut comprendre une telle loi en Allemagne, mais en France elle est inutile.
A l'inverse, le débat monte sur l'enseignement de l'esclavage, jugé insuffisant...
Je n'ai aucun doute sur le caractère criminel de l'esclavage. Il faut évidemment l'inclure dans les programmes, mais je ne vois pas ce qu'ajoute sa reconnaissance officielle comme crime contre l'humanité. Tout ce qui ressemble à une histoire officielle est pernicieux. Si l'on pense à Napoléon, il est celui qui a rétabli l'esclavage en 1802. Mais, pour certains, c'est aussi le «Robespierre à cheval», décrit par Germaine de Staël. C'est un mythe, mais les mythes font partie de l'histoire des nations. C'est le travail des historiens de les analyser. Ils font partie de la vie des gens, comme l'esclavage.
Événement 17/10/2005 à 04h07
Colonisation: la fronde des historiens
Alors que le ministre tente d'apaiser la polémique, ils continuent à dénoncer la loi instaurant le «rôle positif» de la France coloniale.
BAECQUE Antoine de
Blois envoyé spécial
Aux Rendez-Vous de l'histoire se retrouvent à Blois, le temps de conférences, débats, projections et forums, plus de 20 000 passionnés d'histoire essentiellement des enseignants du secondaire et du supérieur. Et plusieurs centaines de spécialistes, chercheurs, universitaires. Le lieu idéal pour faire entendre la protestation contre l'article 4 de la loi du 23 février 2005, imposant que «les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif» de la colonisation. Les 57 000 profs d'histoire français sont en effet en première ligne pour refuser, sur le fond (on ne les voit pas tresser des louanges à l'ancien empire français) comme sur la forme (on ne les voit pas non plus se laisser imposer un quelconque jugement de valeur dans leurs programmes), l'application d'un tel texte législatif.
Pétition. Après l'adoption de la loi, un collectif d'historiens s'était d'ailleurs mis en place, sous l'impulsion de Claude Liauzu, professeur émérite à l'université Paris-VII, pour faire circuler une pétition, sonner l'alarme et mobiliser dans les milieux tant enseignants que journalistiques. On le retrouvait samedi à Blois, à l'origine d'un appel visant à «informer les enseignants et le public de la gravité du problème» et demandant au ministre de l'Education nationale de «se prononcer et d'intervenir au sein du gouvernement pour faire abroger l'article 4».
A midi, samedi, une trentaine d'historiens représentant les organisations signataires de l'appel les Historiens contre la loi, la Ligue des droits de l'homme, la Ligue de l'enseignement, le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (Mrap), le Syndicat national des enseignements du second degré (Snes), la Fédération syndicale unitaire (FSU), SUD éducation se sont présentés devant la Halle aux grains, centre névralgique des Rendez-Vous de l'histoire, pour le lire et le remettre aux organisateurs. Ambiance bon enfant, références sérieuses on est loin des manifestations plus virulentes des Indigènes de la République, voire des fans de Dieudonné , mais détermination sans faille. La mobilisation semble d'ores et déjà rendre cet article de loi inapplicable dans la pratique de l'enseignement de l'histoire. Ce qu'a entériné Gilles de Robien dès hier en déclarant «de façon claire et simple» dans le Journal du dimanche : «L'article 4 de la loi du 23 février 2005 n'implique aucune modification des programmes actuels d'histoire qui permettent d'aborder le thème de la présence française outre-mer dans tous ses aspects et tous ses éclairages.» Le ministre de l'Education nationale convient de plus de ne «pas banaliser ni nier» la colonisation et la décolonisation, s'inscrivant ainsi dans le cadre de la loi Taubira de mai 2001, qui mentionnait explicitement la nécessité d'une place dans les manuels scolaires pour le problème de l'esclavage et la question coloniale. Et se défend, enfin, de vouloir imposer «l'enseignement d'une histoire officielle». Présent à Blois, Dominique Bornes, ancien doyen de l'inspection générale de l'Education nationale, décrypte ainsi la lettre ministérielle : «Le ministre dit une chose forte : on n'a pas à dire aux professeurs d'histoire ce qu'ils ont à faire.» C'est aussi ce qu'on peut nommer un habile déminage.
Samedi après-midi, l'un des débats des Rendez-Vous, pris d'assaut, portait précisément sur «la France malade de son passé colonial», éclairant de façon plus large les enjeux de la manifestation précédente. Deux historiens, Pap Ndiaye, qui vient de diriger le numéro spécial de la revue l'Histoire «la Colonisation en procès», et Françoise Vergès, vice-présidente du Comité pour la mémoire de l'esclavage, y dialoguaient avec une salle très remontée. Tous ont signalé combien la France de 2005 était rattrapée par la question du passé colonial de la République et, au-delà, de son passé esclavagiste. Et comment ce retour d'un refoulé historique nourrit au présent des identités traumatiques concurrentes. Etre noir en France, être beur, c'est de plus en plus se proclamer victime de l'Histoire, descendant d'esclaves, de déportés africains, de colonisés, d'immigrés.
Héritage victimaire. La ligne de fracture mémorielle recouvre ainsi une ligne de fracture sociale. Les plaies d'une mémoire coloniale meurtrie (qui pouvait être bien souvent perdue mais se reconstitue rapidement, même de façon mythique) sont comme réactivées par le contexte de la dureté économique, sociale, politique, pour les jeunes issus de l'immigration. Ce combat est mené au nom de l'héritage victimaire, replacé en tant que mythe fondateur de l'identité communautaire, et vient réclamer des comptes à la République. Dès lors, face à cette demande de plus en plus pressante, réparer la faute coloniale voire esclavagiste , ce n'est sûrement pas en reconnaître le «rôle positif».
Événement 30/11/2005 à 04h43
«Si l'Assemblée veut faire l'histoire...»
Les historiens refusent en bloc la loi et estiment la question bien traitée dans les manuels.
BAECQUE Antoine de
Aucun précédent, pas même sous Vichy où Pétain s'était contenté d'une lettre-circulaire adressée aux écoles sur les valeurs à promouvoir dans l'enseignement de l'histoire, «un superavis, mais qui n'avait pas force de loi» explique Jean-Pierre Azéma. Spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et professeur à Sciences-Po, il exprime sa «sainte horreur de cette manière de dicter l'histoire». Les historiens français restent très remontés, contre l'article 4 de la loi du 23 février.
Jules Ferry, lui, a fait parvenir des «recommandations» aux instituteurs, promouvant les «valeurs républicaines acceptables pour le père de famille» (dont la colonisation). Mais pas de loi édictant une vérité de l'histoire, qui empiète sur trois libertés fondamentales : liberté de production des manuels scolaires, liberté de choix des enseignants, liberté d'utilisation de tel ou tel manuel. Les historiens semblent ainsi unanimes à condamner toute dérive vers une histoire officielle.
Négationnisme. Il y a pourtant une exception, où les politiques sont intervenus contre l'avis de la grande majorité des historiens, c'est la loi Gayssot, adoptée en juillet 1990, condamnant les propos négationnistes, ce qui est une manière de légiférer sur l'histoire : «Ce n'était pas juste au niveau de l'éthique historienne même si cette loi a pu être utile», selon Azéma. A l'époque, de grandes consciences historiennes étaient intervenues, Madeleine Rebérioux ou Pierre Vidal-Naquet, rappelle Jean-Pierre Rioux, historien et ancien inspecteur général de l'Education nationale : «Il faut dire clairement aux politiques, comme Madeleine Rebérioux l'avait fait, qu'on va vers d'énormes difficultés si l'Assemblée nationale veut faire l'histoire.»
D'autant que, selon Benoît Falaize, spécialiste de l'enseignement de la question coloniale, les manuels scolaires les plus récents sont «globalement très satisfaisants»: «Il ne s'agit pas de porter un jugement de valeur, mais de faire passer la complexité du fait colonial français. Et ce n'est pas aisé puisque la colonisation s'est faite avec les valeurs positives de la République. Mais il n'y a pas d'occultation des aspects négatifs, c'est une contre-vérité que de l'affirmer. En France, il n'y a pas de tabou sur ce sujet.»
Identité. Le plus important sur cette question semble donc de pouvoir échapper à deux travers, d'un côté l'histoire mythifiée d'une colonisation apportant les bienfaits de la civilisation, de l'autre une vision simpliste et dénigrante portée par la concurrence mémorielle d'une histoire en souffrance. «L'histoire est instrumentalisée par le débat des mémoires. A la faveur de la scolarisation des enfants de l'immigration, la France remet son identité en jeu. Et c'est une déflagration», précise Falaize. Sortir de ce piège n'est pas aisé, ce que résume Laurent Wirth, inspecteur général : «Il s'agit d'enseigner de façon claire une histoire compliquée.»
Événement 21/12/2005 à 05h03
Les historiens font feu de toute loi
Le débat sur le «rôle positif» de la colonisation a ouvert la polémique autour des lois qui veulent écrire l'histoire. Et remet en cause l'arsenal législatif voté depuis quinze ans.
BAECQUE Antoine de
Pétitions, contre-pétitions, appels et lettres ouvertes. Avec sa loi de février 2005 sur le rôle positif de la colonisation, la majorité UMP peut se vanter d'avoir mis le feu. Les historiens, relayés par les politiques, revisitent l'ensemble des lois mémorielles et questionnent leur pertinence. Dernier épisode en date, hier, 33 chercheurs et personnalités ont signé la lettre ouverte «Ne mélangeons pas tout» (lire ci-contre) pour défendre notamment la loi Gayssot de 1990 sur les crimes contre l'humanité. Cette initiative est une réplique à la pétition de 19 historiens, «Liberté pour l'histoire», publiée le 13 décembre par Libération pour l'abrogation de plusieurs lois, y compris celle de 1990.
Tout est parti, le 3 décembre, d'un forum réuni à Sciences-Po autour de la question de l'esclavage et du livre d'Olivier Pétré-Grenouilleau, les Traites négrières (lire ci-contre). Un premier groupe d'historiens a publiquement dénoncé les pressions et les attaques que cette profession subit de la part des associations et collectifs de mémoire. Olivier Pétré-Grenouilleau, professeur à l'université de Lorient, dont l'ouvrage a été couronné par deux prix incontestables, se voit attaqué pour «révisionnisme» par le collectif des Antillais-Guyanais-Réunionnais qui lui reproche d'avoir relativisé l'esclavage, cela au nom de la loi Taubira du 21 mai 2001.
Esclaves. Et depuis quelques mois, c'est un autre texte qui fait craindre le pire à la communauté historienne, très remontée et mobilisée à travers pétitions, réclamations, manifestations : l'article 4 de la loi du 23 février 2005 qui enjoint aux manuels d'enseigner «le caractère positif de la présence française outre-mer».
Pour l'écrivain Françoise Chandernagor, elle-même descendante d'esclaves, il fallait frapper un coup symbolique: lancer une pétition rappelant que «dans un Etat libre, il n'appartient ni au Parlement, ni à l'autorité judiciaire de définir la vérité historique». Rédigée avec Jean-Pierre Azéma, une première mouture du texte est soumise à dix-sept autres historiens, grands noms incontestables, retravaillée, puis lancée dans le débat public le 12 décembre, via l'AFP, Libération puis le Monde. Au passage, la définition de l'Histoire par les historiens se trouve étoffée de plusieurs repoussoirs : elle n'est ni «une religion», ni «la morale», ni «esclave de l'actualité», ni «la mémoire», pas plus qu'un «objet juridique» ou «une politique». Le texte s'achève sur une demande radicale : l'abrogation des quatre «lois mémorielles» adoptées depuis quinze ans qui restreindraient «la liberté de l'historien en lui disant, sous peine de sanctions, ce qu'il doit chercher et ce qu'il doit trouver» ; à savoir, la loi Gayssot de 1990, celle de janvier 2001 sur le génocide arménien, celle du 21 mai 2001 sur l'esclavage comme crime contre l'humanité, et celle du 23 février 2005. Pour les historiens, il s'agit d'une question de principe, même si beaucoup savent que leur demande est irréaliste. Sans doute est-ce surtout un moyen de se défendre et d'attirer l'attention en portant inquiétude et désarroi devant l'opinion publique, en un moment où celle-ci s'interroge sur les rapports entre passé et présent, mémoire et politique.
Bloc. Depuis, si les historiens font bloc derrière les dix-neuf premiers signataires, la question des lois mémorielles et de leur abrogation est devenue un enjeu politique. Chirac a chargé Jean-Louis Debré d'une mission sur «l'évaluation de l'action du Parlement dans les domaines de la mémoire et de l'Histoire» (lire page 8). Les partis de gauche demandent l'abrogation de l'article 4 de la loi de février 2005, mais sont visiblement gênés concernant les autres lois mémorielles. La pétition unitaire initiée par Dominique Strauss-Kahn a recueilli 38 000 signatures (1). Au nom du FN, Bruno Gollnisch ne s'est pas privé de s'associer aux demandes d'abrogation d'une loi Gayssot qui le menace directement. En un mot, la confusion règne. Comme le résume de façon imagée l'historien Jean-Pierre Rioux, «un milieu plutôt frileux a réussi à faire un joli barouf pour dénoncer une tendance qui lui cause d'énormes difficultés : l'Histoire est de plus en plus instrumentalisée par les débats de mémoire».
(1) http://www.abrogation.net
mercredi 20 janvier 2010
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