mercredi 20 janvier 2010

"Dénationaliser l'histoire de France" et " Quêtes mémorielles et histoire nationale"

Deux articles de Suzanne Citron parus dans Libération

Tribune 30/12/2004 à 03h40
Dénationaliser l'histoire de France
Suzanne Citron, historienne. Dernier livre paru : Mes lignes de démarcation, Syllepse 2003.



«Immigrés une nouvelle histoire de France», Libération du 10 décembre annonçait sous ce titre l'ouverture au printemps 2007 d'un mémorial de l'immigration. La mise en mémoire symbolique de l'histoire occultée de l'immigration aux XIXe et XXe siècles sera-t-elle le point de départ d'une nouvelle histoire ? Cela suppose que la société française procède enfin à l'examen critique de «la façon dont s'est construite la mythologie de la nation», pour reprendre la formule de Gérard Noiriel dans cette même page. Débat que les dévoilements récents d'autres occultations ­ la responsabilité de Vichy dans la déportation des juifs, la guerre et les tortures en Algérie, les exactions des Bleus en Vendée... ­ n'ont pas déclenché.

La peur des politiques de saper les bases d'une identité nationale fragilisée, les tabous de l'inconscient collectif, l'absence de motivation des milieux universitaires, la routine des programmes scolaires et les intérêts des éditeurs de manuels se conjugueront-ils une fois de plus pour tuer dans l'oeuf le questionnement sur la configuration anachronique de l'historiographie nationale ? Toutes les histoires fabriquées au XIXe siècle pour célébrer les Etats-nations émergents ont plus ou moins gommé ce qui faisait tache sur leur image. Mais le contexte intellectuel et le projet idéologique qui ont conditionné la construction d'une Histoire de France des origines à nos jours, officialisée et transmise par l'école de la IIIe République, est l'une des clefs du malaise identitaire actuel.

Les historiens républicains, qui voyaient la France comme la lumière du monde, comme une patrie-Messie ont élaboré un schéma du passé destiné à nationaliser les Français et à forger leur patriotisme. Le récit historique instillait l'imaginaire d'une France homogène, une, indivisible, essence métahistorique mystérieusement présente dans une Gaule mythique originelle. Ce schéma ignorait le mélange des peuples et des cultures, pourtant constitutif de l'espace géopolitique forgé par la suite des conquêtes et des annexions du pouvoir capétien. Ancrée dans le mythe gaulois (dont le colloque de l'université de Clermont-Ferrand en 1982 a analysé la genèse), l'histoire fabriquée au long du XIXe siècle a abusivement ethnicisé un «peuple français» prétendument homogène en lui prêtant comme ancêtres incontestables les Gaulois jusque-là absents de l'histoire de France. Les Gaulois, «une race de laquelle descendent les dix-neuf vingtièmes d'entre nous» écrivait en 1828 Amédée Thierry, l'introducteur de cette historiographie, cautionnée par Michelet, popularisée par Henri Martin et officialisée par le petit Lavisse, le manuel phare de l'école de la IIIe République. En aval de l'origine gauloise, l'historiographie libérale et républicaine a intégré sans distanciation critique le «roman des rois» mis au point au XIIIe siècle par les moines de Saint-Denis. Ces derniers avaient incorporé à leurs Grandes Chroniques de France la légende du baptême-sacre de Clovis, inventée au IXe siècle pour légitimer comme roi des Francs Pépin l'usurpateur et son fils Charlemagne. Supporters des Capétiens, nouveaux usurpateurs de la légitimité franque, les moines les ont présentés comme les héritiers mystiques de Clovis et de Charlemagne par la vertu du sacre par l'huile sainte miraculeusement conservée à Reims. L'historiographie du XIXe siècle symbolise ainsi paradoxalement l'essence métahistorique et gauloise de la France dans la succession des «trois dynasties» ­ mérovingienne, carolingienne, capétienne ­ qui s'achève avec l'assomption de la patrie-Messie en 1789.

Le royaume de France (regnum Franciae) n'existe dans les textes qu'à partir du XIIIe siècle, mais le déroulement finaliste de l'histoire d'une France toujours déjà là, occulte les identités historiques hétérogènes des Etats et territoires antérieurement à leurs annexions, et donc le caractère multiculturel et multilingue du royaume. Cette multiculturalité, née quand saint Louis réunit au royaume le comté de Toulouse, reste invisible au regard des élites révolutionnaires éduquées par les collèges royaux dans l'amour orgueilleux de la langue française, langue des cours européennes, devenue «langue de la liberté». L'idéologie montagnarde, pour laquelle l'unité et l'indivisibilité de la République remplacent l'absolu du droit divin, superpose légalisme révolutionnaire et projet d'unification culturelle. La langue doit être une comme la République. L'école républicaine réalisera le projet montagnard en jugeant nécessaire d'éradiquer les «patois» méprisés.

L'ajout de l'histoire des immigrations à l'ancien schéma non révisé ne construirait pas une «nouvelle histoire» sans révision du legs de la mémoire gauloise imposée aux petits Provençaux, Basques, Bretons, Alsaciens, Corses, Antillais en même temps qu'aux enfants d'immigrés italiens, espagnols, juifs. La révolution éthique et historiographique rêvée par Gérard Noiriel n'aboutirait qu'à un flop. Le double dysfonctionnement induit par cette historiographie subsisterait : le récit qui cautionne la confusion de la nation avec l'Etat a engendré la propension à occulter les crimes de cet Etat, la pusillanimité de la haute fonction publique face à la trahison des valeurs éthiques par ce même Etat, l'abus du secret défense. Le mythe de l'origine gauloise francise un imaginaire inapte à reconnaître et comprendre la diversité culturelle, prompt à la xénophobie qui sous-tend le vote pour le Front national de nombre de descendants d'immigrés.

Inventée pour et transmise par l'école de la IIIe République, notre histoire multiculturelle et poliethnique doit être réécrite dans la France d'aujourd'hui, une France postvichyste, postcoloniale, amarrée au char de l'Europe, insérée dans la complexité du monde du XXIe siècle.

Dernier livre paru : Mes lignes de démarcation, Syllepse 2003.



Tribune 24/10/2005 à 04h12
Quêtes mémorielles et histoire nationale
Suzanne Citron historienne. Suzanne Citron a notamment publié le Mythe national, l'histoire de France en question (Ed. ouvrières, 1989).


La bataille de la mémoire, les enjeux de l'histoire coloniale sont significatifs d'une crise de l'identité nationale dans son rapport au passé. Mais les mémoires meurtries de l'esclavage, de la colonisation ou de l'immigration ne guériront pas par l'inversion simpliste de l'histoire qui ferait de l'héritage victimaire le mythe fondateur d'une identité de groupe. Ces mémoires pourraient se pacifier si les grands mythes de «l'histoire de France» cristallisée en vulgate dans les manuels primaires de la IIIe puis de la IVe République, socle de marbre de l'identité nationale durant des décennies, étaient eux aussi reconnus et démystifiés. Le dévoilement progressif ou médiatique de faits occultés ­ rôle de Vichy dans la déportation des juifs, tortures en Algérie, face française de la traite et de l'esclavage des Noirs ­ a déjà conduit à des révisions, notamment de l'histoire du XXe siècle. Mais c'est le récit national «des origines à nos jours», mis en perspective au XIXe siècle, qui serait à reconsidérer.

Ce récit s'est construit autour des deux repères fondateurs de l'identité nationale. En amont, l'origine ­ la Gaule, matrice immémoriale de la France, entité mythique, qui n'a jamais eu historiquement d'assise géopolitique. En aval, l'acmé ­ la Révolution, bloc intangible qui a fait de la France une nation guide. Entre ces deux repères, les historiens libéraux puis républicains ont déployé un processus finaliste qui intègre sans état d'âme à l'histoire «nationale» les deux dynasties franques et leurs empires, célèbre les Capétiens comme «rassembleurs» des terres, pour finalement entériner l'exécution de Louis Capet dans le sillage des révolutionnaires.

Les guerres et les conquêtes du pouvoir capétien dessinent la géographie d'une France pré-existante en filigrane. Les conquêtes obéissent à une logique de la nécessité, les vaincus et leurs résistances sont hors champ historique. Le passé multiséculaire des peuples et des espaces successivement annexés passe à la trappe. Leurs spécificités culturelles et politiques sont des non-objets.

Parallèlement, une culture pour les élites s'est développée dans la langue du roi à partir du XVIe siècle, et Rivarol, au XVIIIe siècle, vante l'universalité du français diffusé dans les cours européennes. Cette culture francophone est celle de la grande majorité des députés révolutionnaires éduqués dans les collèges royaux. Une fois la république une et indivisible proclamée, les conventionnels ont le projet ­ que réalisera la IIIe République ­ d'imposer l'usage exclusif de la langue française devenue celle de la liberté, les autres langues n'étant qu'idiomes ou patois méprisés.

De surcroît, l'exaltation passionnelle de la Révolution par ses acteurs, puis par ses héritiers, suscite la conviction d'un statut ontologiquement exceptionnel du peuple français. Le peuple français, assure Robespierre le 18 floréal an II, semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l'espèce humaine ; on serait tenté même de le regarder, au milieu d'elle, comme une espèce différente. Michelet, dans le Peuple (1846), confirmera la transcendance d'une France supérieure comme dogme et comme légende (...). Toute autre histoire est mutilée, écrit-il, la nôtre seule est complète, avec elle vous savez le monde.

Meurtris par la défaite de 1871, ancrés dans l'imaginaire d'une France messianique et dans le mythe de l'origine gauloise qui assure à la nation prédestination et assise «ethnique», les dirigeants de la IIIe République n'ont pas les outils pour reconnaître l'Autre dans le fait colonial : l'Autre, dans l'historiographie sous-jacente à leur culture, n'existe que comme l'ennemi à vaincre ou le brave plouc à franciser.

Malgré le récent retour d'Astérix, le grand débat français qui permettrait une distanciation critique des stéréotypes hérités du XIXe siècle verra-t-il enfin le jour ? Le temps serait-il enfin venu d'une histoire nationale inscrite dans l'histoire humaine, une histoire plurielle et commune, polyphonique et mélodique, dans laquelle chaque Française et chaque Français se connaîtraient comme Sujet du passé et se reconnaîtraient citoyens d'aujourd'hui ?

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