Tribune 30/11/1998 à 15h24
Enseigner l'histoire c'est enseigner un mythe.
La polémique sur la réhabilitation des mutins de 1917 repose aussi sur une vision sacralisée des Etats
Par SUZANNE CITRON
Personne, pendant la querelle autour de la réhabilitation des mutins de la guerre de 14, personne n'a pensé, ou osé, remettre en cause le discours officiel de l'Union sacrée de la Première Guerre, qui fait partie de notre mémoire collective: «Les Français partaient combattre pour la civilisation contre la barbarie des Boches dont les cadavres sentiront plus mauvais que ceux des Français.»
Aujourd'hui, des historiens parlent plutôt de Brutalization («ensauvagement»), concept inventé par l'Américain George Mossen qui réinterprète la vraie dimension de la guerre de 14-18: une barbarie partagée des deux côtés, qui va engendrer les totalitarismes du XXe siècle. Réhabiliter les mutins de 1917 dans la mémoire nationale, ce n'est pas encore oser une mémoire critique de cette guerre, qui serait d'ailleurs une mémoire européenne , celle de la folie partagée des nationalismes d'Etat légitimant (du côté allemand comme du côté français), la justesse de la guerre. Ce débat est un exemple des prudences et des hésitations des concepteurs de programmes et des auteurs de manuels scolaires à l'heure où l'on parle d'alléger ou plutôt de repenser l'héritage qui pèse sur l'enseignement de l'histoire.
Refaisons l'histoire de l'histoire dans l'Education nationale. Rappelons que les historiens européens du XIXe siècle ont sacralisé leurs Etats-nations en enfouissant leur origine dans un passé mythique. En France, c'est le mythe d'une France-Gaule, nation-essence, toujours présente en filigrane. «La France comme dogme et comme religion» avait écrit Michelet. Les grandes divisions traditionnelles autour desquelles on continue de répartir la matière historique entre les classes secondaires Antiquité, Moyen Age, Temps modernes, Epoque contemporaine sont datées. La notion de «moyen âge» est une invention des humanistes des XVe - XVIe siècles; le XVIIe siècle l'a ensuite encadrée par deux événements repères, la chute de l'Empire romain et la prise de Constantinople en 1453. L'expression de medium aevum (en latin de l'époque) évoquait les temps obscurs et grossiers qui séparaient des «temps modernes» une Antiquité prestigieuse, redécouverte comme une véritable «Renaissance».
Ce découpage avait une signification intellectuelle et idéologique. L'Antiquité restait la source prestigieuse de leur culture. L'histoire commençait avec l'écriture. Il fallut alors inventer un mot, «préhistoire», pour rajouter, en amont de «l'histoire», un passé humain que de prodigieuses découvertes rendirent de plus en plus épais.
L'histoire reposait aussi sur la bonne conscience européenne sincèrement convaincue de la supériorité de la civilisation blanche. Le progrès linéaire de l'humanité était en marche avec l'européanisation du monde. Cette historiographie s'appuyait aussi sur l'idée d'un «miracle grec», concept mis en cause par les progrès de l'archéologie et les travaux d'historiens comme J.-P. Vernant ou de M.I. Finley.
Ne pourrait-on aujourd'hui rompre avec une convention historiographique qui décrypte le passé en une succession de périodes codées par des hommes de lettres européens entre le XVIe et le XIXe siècle? Cette périodisation ne fait plus sens pour l'humanité d'aujourd'hui, dont l'espace historique est planétaire et pour les individus aux identités complexes. De nouvelles questions sur le passé, sont donc à formuler. La notion d'échelle du temps serait à introduire. Car la représentation du passé est différente, selon qu'on l'expose et qu'on l'explique en longue et en courte durée. Les repères traditionnels sèment la confusion qui juxtaposent les millénaires de l'Antiquité, les siècles du Moyen Age, la décennie de la Révolution française" dans une même pseudo-continuité.
Repenser l'enseignement de l'histoire supposerait d'inventer une nouvelle manière de programmer, de distancier critiquement la matière historique. Dans le tissu d'une histoire commune planétaire, nationale, européenne on introduirait des séquences, éclairant un épisode ou un problème. L'étude d'un aspect particulier serait obligatoire ou laissée au libre choix de l'enseignant(e), de l'équipe pour répondre à une demande locale, à l'explication d'un événement. L'histoire aujourd'hui devrait, comme l'ont écrit Christian Delacroix et Patrick Garcia, «aider à vivre les multiples niveaux d'appartenance de l'individu contemporain et à prendre de la distance avec chacun d'eux pour construire son propre horizon de choix».
Suzanne Citron est professeur d'histoire, auteur du «Mythe national» (Ed. de l'Atelier, 1991).
mercredi 20 janvier 2010
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