mercredi 20 janvier 2010

«Pour une autre histoire du temps présent» Gérard Noiriel

Livres 18/11/1999 Libération
«Pour une autre histoire du temps présent» Gérard Noiriel



Par JEAN-BAPTISTE MARONGIU



Né en 1950, Gérard Noiriel est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et dirige, chez Belin, la revue pluridisciplinaire Genèses. Sciences sociales et histoire. Auteur notamment du Creuset français: histoire de l'immigration, XIX-XXe siècle (Le Seuil, 1988), cet ancien élève de Madeleine Rebérioux est intervenu aussi dans les débats qui secouent sa discipline avec Sur la crise de l'histoire (Belin, 1996). Dans la lignée des Annales, Gérard Noiriel affectionne les temps longs de l'histoire sociale.

Tout le monde met l'accent sur la rupture entre la IIIe République et le régime de Vichy. Pourquoi en soulignez-vous les continuités?

En fait, je n'ai pas vraiment cherché, dans ce livre, à souligner les «continuités» entre la IIIe République et Vichy. La question continuité/rupture est un thème qu'affectionne l'histoire événementielle mais qui n'a pas grand-chose à voir avec la perspective socio-historique en «longue durée» que j'ai adoptée dans ce livre. Ma préoccupation centrale, c'est de comprendre comment le passé républicain a pu peser, contradictoirement, sur le présent de Vichy.

Ne craignez-vous que le mot «origines» dans le titre de votre livre ne prête à des équivoques?

Ce n'est pas moi qui ai soulevé la question des origines républicaines de Vichy. Il s'agit là d'un vieux débat que j'ai tenté d'éclairer en me situant dans la perspective de la «longue durée» chère aux Annales. Même si, sur le plan directement politique, le régime de Vichy marque une rupture radicale avec la démocratie républicaine, cela ne signifie pas que toutes les traces du passé républicain aient disparu comme par enchantement du jour au lendemain. D'où l'intérêt d'identifier ces «traces» (dans le langage, les façons de pensée, les institutions, etc.) et de voir dans quelle mesure elles ont facilité ou au contraire entravé l'action des partisans de Vichy. Naturellement, mettre au jour les déterminismes du passé dans le présent ne signifie pas nier l'importance des choix politiques individuels. Je n'ignore pas que, sous Vichy, certains ont collaboré, alors que d'autres s'engageaient dans la Résistance. Mais l'approche en «longue durée» permet, par exemple, de montrer que la politique de ségrégation développée par Pétain a été facilitée par le fait que certaines formes d'exclusion que les républicains de la première heure avaient rejetées (concernant notamment les Français d'origine étrangère et la population colonisée) ont été finalement intégrées dans les lois de la République et du coup, sont devenues légitimes, «normales», pour la majorité des gens.

Pourquoi faire une place si importante à la classe ouvrière dans la rupture du compromis républicain?

La première crise que traverse la IIIe République au moment de l'Affaire Dreyfus a été résolue au prix d'un compromis politique qui a permis de soutenir vigoureusement le développement du capitalisme industriel sans sacrifier les intérêts de la paysannerie et de la petite-bourgeoisie. Ce compromis s'est construit sur le dos du prolétariat, composé pour une bonne part de travailleurs immigrés exclus des droits politiques mais aussi de la plupart des droits professionnels et sociaux concédés aux citoyens français. Mais, au moment de la crise des années 1930, ce même prolétariat revendique sa place dans la société française et se tourne massivement vers le PCF, le seul parti n'ayant pas été associé au compromis politique antérieur. D'où une radicalisation de la lutte des classes et l'affrontement bloc contre bloc qui débouchera sur Vichy.

Peut-on affirmer sans se contredire que la IIIe République n'a pas de législation antisémite mais qu'elle anticipe les moyens bureaucratiques, légaux, voire idéologiques, de la politique raciale de Vichy?

L'Etat républicain a «inventé» des façons de penser et des instruments qui ont joué un rôle contradictoire sous Vichy. Par exemple, il est bien certain qu'en refusant de mentionner la religion des personnes dans les actes d'état civil, la IIIe République a privé la police pétainiste et les nazis d'un moyen efficace pour identifier les victimes des persécutions antisémites. Mais, inversement, le fait que cette même République ait élaboré des fichiers d'étrangers qui étaient sans doute les plus perfectionnés au monde a facilité le travail de répression, notamment à l'égard des juifs qui n'avaient pas la nationalité française.

N'est-ce pas un peu spécieux de placer la rupture non pas aux niveaux des définitions des problèmes mais seulement au niveau des solutions?

En affirmant que Vichy a cherché des solutions nouvelles à une question posée antérieurement par la République, je n'ai fait que reprendre à mon compte un constat banal. Un grand nombre d'auteurs ont souligné que la Révolution française a placé le «peuple» au coeur de toute la vie politique moderne. C'est pourquoi la question de l'intégration des classes populaires dans l'Etat-nation est un problème crucial pour la IIIe République. Mais il l'est aussi pour le gouvernement de Vichy. Ce qui oppose les deux régimes, c'est que la IIIe République a joué la carte de la démocratie (l'intégration conçue comme participation des citoyens à la vie de la nation), alors que Vichy plaide pour une «communauté organique» qui liquide la démocratie et livre en fait tout le pouvoir à la bureaucratie.

Pourquoi critiquez-vous les historiens du «temps présent»?

Dans mon premier chapitre, je rends hommage à la contribution importante que ce courant de la recherche historique a apportée à l'historiographie de Vichy. Dans ses derniers livres, Henry Rousso a ouvert une discussion sur le statut de l'histoire du temps présent que je prolonge dans cet ouvrage en donnant mon avis sur la question de l'expertise, des rapports histoire/mémoire, etc. Mais je constate, à travers les premiers comptes rendus de mon travail, que les historiens du temps présent (certains d'entre eux en tout cas), ne sont pas vraiment désireux de nourrir le débat. Les vieux réflexes positivistes reprennent le dessus. La critique se focalise sur des points de détail pour éviter d'aborder les problèmes de fond. Ce genre de pratique illustre parfaitement l'une des dimensions de la «crise» de l'histoire que j'ai analysée. En dépit des propos lénifiants sur la «nécessité du débat en histoire», il n'est pas possible d'avoir une discussion sereine et respectant la diversité des approches. Si je plaide dans ce livre pour une autre histoire du temps présent, ce n'est nullement pour nier l'intérêt de celle qui se pratique aujourd'hui. C'est seulement parce que je crois, qu'en ce domaine aussi, le pluralisme doit être défendu. L'histoire en «longue durée» et l'histoire «événementielle» pourraient s'enrichir mutuellement au lieu de prolonger indéfiniment les querelles de légitimité.

Quelle est la part de l'histoire dans la mémoire collective?

Voilà une question de fond qui mériterait d'être débattue sérieusement! Je pense que la «mémoire» ne se réduit pas aux souvenirs, ni aux discours sur le passé véhiculés par les porte-parole des partis ou des associations. Je dis dans mon livre que la fonction sociale de l'histoire ne peut pas se limiter à l'expertise du passé. Je crois qu'il est important de maintenir vivante ce que j'appelle la «tradition critique» qui se tourne vers l'histoire pour éclairer les relations de pouvoir propres au monde dans lequel nous vivons aujourd'hui, tradition qui a été défendue en France aussi bien par Durkheim que Marc Bloch, Foucault ou Bourdieu. Le fait que la IIIe République ait succombé à la facilité qui consiste à résoudre les problèmes du jour par des moyens de plus en plus autoritaires, bureaucratiques, concédant l'essentiel du pouvoir aux experts de Sciences-Po a incontestablement facilité les entreprises réactionnaires du régime de Vichy. Même si le monde d'aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec l'entre-deux-guerres, il est nécessaire de méditer sur cette expérience pour affronter de façon peut-être plus lucide les problèmes de notre présent, que ce soit à propos des «sans-papiers», des nouveaux fichiers concoctés par la police ou des pouvoirs conférés aux experts qui nous gouvernent. Il s'agit là, à mes yeux, d'une dimension très importante de la fonction sociale de l'historien. Elle n'est d'ailleurs pas contradictoire avec la perspective défendue par les historiens du temps présent. C'est pourquoi je n'arrive pas à comprendre pourquoi ceux-ci ne veulent pas lui accorder la place qu'elle mérite.

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