Guy Môquet : effacement de l'histoire et culte mémoriel
Tribune 19/10/2007
Par treize historiens du Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire (htt://cvuh.free.fr)
COQUERY-VIDROVITCH Catherine
NOIRIEL Gérard
RIOT-SARCEY Michèle
SCHILL Pierre
APRILE Sylvie
AUNOBLE Eric
CHAMBARLHAC Vincent
DE COCK-PIERREPONT Laurence
DORIGNY Marcel
LE TROCQUER Olivier
MESNARD Eric
SORIANO Eric
Lundi 22 octobre, la dernière lettre de Guy Môquet sera l'occasion d'une lecture publique et officielle qui aurait pu passer pour une cérémonie de plus dans le panthéon résistant. Il n'en est rien : c'est un véritable programme commémoratif que le Bulletin officiel de l'Education nationale du 30 août organise dans les lycées. Promotion soudaine d'une figure patriotique exemplaire, place centrale accordée à l'école pour la lecture d'une «lettre», dimension principalement nationale de la célébration : tout cela n'est pas sans susciter des interrogations sur les causes profondes de cette fabrique à «flux tendu» d'un héros pour la jeunesse.
Dès le 16 mai, de façon surprenante, le premier geste du nouveau pouvoir a consisté à réinventer la mémoire résistante : la dernière lettre de Guy Môquet, promue au rang d'archive exemplaire, est surajoutée à la commémoration des fusillés de la cascade du bois de Boulogne. Image de l'émotion officielle, objet de la «première décision» présidentielle, cette lecture devient une affaire d'Etat. Cet usage politique, en instrumentalisant le passé de la Résistance, fait obstacle à une connaissance véritablement réflexive de celui-ci, Guy Môquet semble se résumer à sa mort, aux adieux à sa famille et à ses amis qui ponctuent sa dernière lettre. La Résistance est réduite à la seule perspective du sacrifice. Ainsi, la spécificité du combat de Guy Môquet est-elle éludée : le caractère communiste de son engagement, la singularité de son courage au moment où le Parti communiste, interdit par la République dès 1939, ne résistait pas encore officiellement, sont escamotés. De même, son arrestation par la police française, l'intervention des autorités de Vichy qui désignent spécifiquement parmi les otages une liste de militants communistes à fusiller sont passées sous silence. Toutes les singularités et les complexités de la Résistance disparaissent derrière l'écran blanc d'une dernière lettre sortie de son contexte.
On pourrait supposer que les enseignants chargés de lire la lettre aient précisément pour tâche de restituer ce contexte et ces enjeux. Mais la façon dont la cérémonie est prévue par le texte, et déjà organisée en plusieurs lieux, montre que la visée première n'est pas la réflexion mais la communion : tout est fait pour que l'école fabrique un mythe patriote en lieu et place d'une interrogation critique, aussi chargée d'émotion puisse-t-elle être. C'est en effet une cérémonie de monument aux morts qui est prévue dans certains établissements, inventée pour l'occasion. Entre usage rugbystique de la lettre et cérémonie scolaire, tout se passe comme s'il s'agissait de mettre en place des bataillons de la mémoire dont les enseignants seraient les nouveaux «hussards noirs». Les dernières annonces officielles confirment le sens initial donné à cette cérémonie : obligation de la lecture au même titre que les programmes, ravivage de la flamme à l'Arc de triomphe le 22 octobre, affirmation qu'aucune institution autre que les lycées n'est «plus légitime pour accueillir ce témoignage et pour associer devoir de mémoire et acte pédagogique» (le Monde du 18 octobre). Or le recours à l'expression «devoir de mémoire», aujourd'hui récusée par les historiens, montre l'ampleur du contresens : faire de la mémoire une injonction à se souvenir rend l'acte pédagogique difficilement compatible avec le travail de l'historien.
Tout cela paraît donner à l'exercice mémoriel une double visée : restauration de l'ordre social et restauration de l'unité nationale. L'ordre cérémoniel est la traduction de la lettre aux éducateurs : retour à la hiérarchie, aux «valeurs» et au vouvoiement. Guy Môquet le militant est utilisé à contre-emploi par le message présidentiel : «Aimez la France car c'est votre pays et que vous n'en avez pas d'autre» (discours du 16 mai). L'union sacrale, dont l'école doit être la garante, permet ainsi d'effacer toute «tache» mémorielle : de la responsabilité de l'Etat français dans la déportation et l'extermination des Juifs à la non-reconnaissance des massacres coloniaux, de la répression du 17 octobre 1961 à l'oubli des anciens combattants «ex-colonisés», etc.
On peut observer une singulière concomitance entre la monumentalisation de la figure de Guy Môquet et la marginalisation de Vichy et des guerres d'Indochine et d'Algérie dans certains nouveaux programmes scolaires ; entre la réinvention d'une mémoire résistante et les créations successives d'une Fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie et d'un Institut d'études sur l'immigration et l'intégration, sur fond de projets de musées régionaux tendant à exalter l'oeuvre coloniale de la France. On peut enfin trouver que la célébration de l'amour exclusif de la patrie devant un public de lycéens comprenant des élèves sans papiers que le gouvernement entreprend d'expulser confère à cette cérémonie un caractère objectivement cynique.
Signe de la «fin de la repentance», la célébration d'un Guy Môquet purement patriote, transformé en figure sacrificielle du devoir de mémoire, recrée un culte unanimiste de la nation en escamotant les enjeux les plus actuels de la recherche et de l'enseignement de l'histoire. Chaque acteur de l'espace scolaire jugera de l'attitude qui lui paraît la plus juste, mais il ne nous apparaît pas possible, en tant qu'enseignants comme en tant que chercheurs, de cautionner un tel risque de confusion mémorielle.
mercredi 20 janvier 2010
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