jeudi 21 janvier 2010

Agora : le christianisme comme frein à la science ? par Eric Nuevo

Point de vue
Agora : le christianisme comme frein à la science ? par Eric Nuevo
LEMONDE.FR | 21.01.10 | 17h53


Elle avait de nombreux prétendants mais un seul amour, celui de la philosophie. Au IVe siècle de notre ère, à Alexandrie, Hypatie incarna la quintessence de la modernité féminine. Fille de l'astronome et mathématicien Théon, élevée dans l'étude scientifique et philosophique, à une époque où les deux disciplines se confondaient dans la quête d'une même vérité, elle usa de son instruction grecque classique pour enseigner Platon et Aristote à ses étudiants – pour ce seul plaisir. De par les références littéraires et picturales qui nous sont parvenues – l'Histoire ecclésiastique de Socrate le Scolastique, le portrait peint par Charles William Mitchell – nous savons qu'en sus d'être plus brillante encore que son père, Hypatie était également une très belle femme ; son élève Synésios de Cyrène loue sa grâce et sa beauté dans ses lettres. Mais une femme, selon la légende, restée vierge, corporellement autant que spirituellement vouée à la recherche. C'est ce mélange de rayonnement esthétique et intellectuel, ainsi que son influence sur les hommes de son temps, tel le préfet romain Oreste, qui attira sur elle les foudres des chrétiens fanatiques qui la lapidèrent et brûlèrent ses restes.


C'est l'histoire de cette femme extraordinaire que choisissent de nous raconter Mateo Gil et Alejandro Amenabar dans un long-métrage mis en images par ce dernier. Agora nous plonge au cœur d'une ville d'Alexandrie magnifiquement reconstituée, ancrée sur le cordon littoral qui sépare la Méditerranée du lac Maréotis, et fait de la seconde bibliothèque, située près du Temple de Sérapis, le centre absolu de la cité : un mouvement de caméra se lance depuis l'espace pour parvenir jusqu'au toit de la bibliothèque, cœur battant de la ville autant que de la jeune héroïne, comme si le cosmos dans son unité convergeait sans hésiter jusqu'à elle(s).

Au fil de son récit, Agora pose deux questions fondamentales : d'abord celle de la place des sciences dans un espace religieux. Puis celle, corrélative, de l'expansion du christianisme dans l'Empire romain comme obstacle au développement scientifique dans une cité profondément marquée par la culture hellénistique. Découle de ces deux interrogations une hypothèse formulée, implicitement, par les scénaristes : Hypatie aurait-elle fait des découvertes essentielles, spécifiquement dans le domaine astronomique, sans la propagation du christianisme ?

En cette époque troublée où nous croisons pour la première fois le regard de la philosophe et astronome émérite, la minorité chrétienne gagne en puissance aux dépens d'un paganisme dénoncé comme archaïque. Le temps n'est plus à l'adoration des idoles. Au cours de la première partie du film, la foule des chrétiens se fait de plus en plus nombreuse et incontrôlable ; alors qu'il recule avec les siens dans le Temple protecteur face aux ennemis qui déferlent, un Alexandrin remarque à part lui qu'il n'imaginait pas qu'il y eût autant de chrétiens dans la cité. C'est que la christianisation totale de la partie méridionale de l'Empire romain n'est plus qu'affaire de décennies après la conversion de Constantin en 312 ; le puissant monothéisme écrase de sa main imposante le désuet polythéisme hérité des Grecs et des Egyptiens. Une scène surprenante filme l'affrontement indirect de deux fidèles testant leur foi de leurs pieds nus sur des braises ardentes ; quand l'un se lance sans une once d'hésitation, prouvant au peuple la grandeur de son dieu protecteur, le païen, forcé de parcourir le même chemin, hésite et prend feu – métaphore du fossé qui éloigne cette croyance percluse de certitudes de cette autre, indécise et vouée à disparaître.

Hypatie, elle, professe en assemblée étudiante sa foi dans les sciences. Tandis qu'à l'extérieur les dieux se querellent, elle opère, dans le Temple, un constant renouvellement de sa propre liturgie cosmique. Son prophète a pour nom Ptolémée, son texte sacré n'est autre que le modèle d'univers géocentrique énonçant les lois qui tiennent les ficelles de l'univers connu. Son cosmos personnel, partagé entre trois hommes, ressemble à ce modèle antique : Hypatie est un Soleil immobile autour duquel orbitent, tenus par leur sphère respective, ces astres que sont son père, Théon, son prétendant officiel, Oreste, et son aspirant secret, l'esclave Davus. Ainsi que les planètes ptoléméennes, les protagonistes restent éloignés les uns des autres, tenus à l'écart par une force qui n'a pas encore de nom ; tenus à l'écart, mais pourtant inexorablement liés. La puissance qui seule parviendra à les séparer s'appelle christianisme.

A la fin de la première partie, qui correspond à peu près à la moitié du film, les païens, assiégés par les chrétiens, se sont enfermés dans le Temple de Sérapis. Après l'annonce par le préfet romain de l'arbitrage de l'empereur, les chrétiens pénètrent dans le Temple et mettent à bas les statues impies, avant de fondre dans la bibliothèque et d'en mettre à bas tous les volumes. Ils jettent les parchemins au feu, tous ceux qu'Hypatie et les siens n'ont pu sauver avant de quitter la place. Témoin impuissant de l'insupportable vandalisme, la caméra, au centre de la bibliothèque violée, se renverse pour nous faire voir les événements à l'envers, métaphore d'un monde qui semble littéralement marcher sur la tête. La première bibliothèque, la plus grande, fut rasée par les flammes ; la petite le fut par le fanatisme religieux, en guise de remise à plat des connaissances humaines à partir de la révélation du Christ. L'esclave Davus, affranchi par sa maîtresse, devenu soldat parmi l'armée chrétienne, entérine la disparition de toute instruction antérieure lorsqu'il brise la maquette d'univers ptoléméen construite par ses soins pour impressionner Hypatie. Car la conversion religieuse, semble nous dire Amenabar, est un acte de gommage du passé personnel autant que spirituel.

Quelques années plus tard, c'est donc au cœur d'une atmosphère trouble qu'Hypatie poursuit ses interrogations scientifiques sur le véritable modèle cosmique, ayant depuis la nuit au Temple l'intuition que Ptolémée est passé à côté de données essentielles. Oreste, devenu préfet de la ville, doit composer avec les desideratas opposés des chrétiens, dont le point de vue est désormais dominant, et de la minorité juive, constamment harcelée. Il doit également protéger sa muse Hypatie, dont l'influence sur lui commence à être (mal) perçue par les autorités religieuses. La présence d'une femme dans les hautes sphères décisionnaires ne plaît guère. Alors que la philosophe parvient à comprendre, par pur empirisme, le mouvement elliptique et non circulaire des planètes, alors qu'elle place déjà la Terre en orbite autour du Soleil à l'encontre de toutes les connaissances contemporaines, Hypatie est brutalement mise à mort par les fanatiques. Effacée de l'équation. Sa découverte, tracée dans un bac de sable, est destinée à s'évanouir sans laisser de traces.

Il paraît abusivement optimiste d'affirmer qu'Hypatie, dont les écrits ne nous sont pas parvenus, mais à qui les textes attribuent traditionnellement des commentaires d'Euclide, d'Apollonius, de Diophante et de Ptolémée, aurait pu déterminer le mouvement réel des planètes autour de l'astre solaire à son époque et avec les connaissances d'alors, sans la technologie qui servira à Copernic, plus de mille ans plus tard, à composer le modèle héliocentrique. Mais Agora ne tente pas de nous convaincre du contraire ; voilà un film qui, avec l'immense talent de conteur de son réalisateur, souligne ce fait indiscutable que l'expansion du christianisme a pu être un frein pour les sciences astronomiques, du fait que la présence d'un dieu unique ne s'accorde nullement à la reconnaissance de modèles cosmiques inédits qui ne mettraient pas le monde des humains au cœur de l'univers.

Eric Nuevo est doctorant à l'université de Picardie Jules-Verne, rédacteur en chef adjoint de la revue de cinéma Versus et collaborateur régulier du site Abusdecine.com.

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