samedi 1 mai 2010

Alpinisme : un trio de femmes en course pour une place dans l'histoire

Alpinisme : un trio de femmes en course pour une place dans l'histoire

LEMONDE.FR | 23.04.10 |

Trois alpinistes chevronnées ont pris rendez-vous avec l'histoire, mais l'histoire, elle, n'en retiendra qu'une seule. Celle qui restera à jamais au panthéon de l'alpinisme comme la première femme à avoir gravi les quatorze sommets de la planète de plus de 8 000 mètres, tous recensés dans l'Himalaya. La Sud-Coréenne Oh Eun-sun pourrait réussir cet incroyable défi dès ce week-end, mais elle n'a pas le droit à l'erreur : ses deux rivales européennes Edurne Pasaban et Gerlinde Kaltenbrunner comptent respectivement treize et douze "8 000". Une course contre le temps et contre les éléments, dont certains aspects dérangent le milieu de l'alpinisme.

PREMIÈRE DE CORDÉE

La Sud-Coréenne de 44 ans est la plus secrète et la plus hâtive des trois concurrentes. Après une enfance à Séoul et des études d'informatique, elle choisit de dédier sa vie à la montagne et affiche dès lors une priorité absolue : la course aux 8000 m. Oh Eun-sun pourrait remporter son pari dès samedi ou dimanche si elle atteint le sommet de l'Annapurna (8 091 m), treize ans après avoir accroché le Gasherbrum II, le premier 8 000 d'une incroyable collection.

Vinrent ensuite l'Everest (8 848 m) en 2004 et le mythique K2 (8 611 m) en 2007. Pour atteindre cet objectif un peu fou, la concurrente asiatique a par la suite enchaîné les sommets himalayens à un rythme effréné : quatre en 2008 et quatre en 2009. Seul l'Annapurna s'est pour le moment refusé à elle. Après un premier échec, elle espère inscrire ce week-end son nom à côté de celui de l'Italien Reinhold Messner, devenu en 1986 le premier homme à avoir conquis les quatorze "8000".

LES EUROPÉENNES EN EMBUSCADE

Si Oh Eun-sun a une cordée d'avance, elle ne doit toutefois pas sous-estimer ses rivales européennes, à savoir l'Espagnole Edurne Pasaban, 36 ans, et l'Autrichienne Gerlinde Kaltenbrunner, 39 ans. Edurne Pasaban compte d'ores et déjà treize de ces sommets à son palmarès, et partira à l'assaut de son dernier défi, le Shisha Pangma (8 027 m), dans les semaines à venir. Si elle a bien récupéré, l'Epsagnole possède une réelle chance de décrocher le fameux record, puisqu'elle s'attaque au plus facile des quatorze sommets quand son adversaire asiatique doit dompter la montagne "la plus mortelle en terme de nombre", rappelle l'alpiniste française Catherine Destivelle.

Après avoir gravi le Mont-Blanc à seulement 16 ans, Edurne Pasaban avait commencé à se faire connaître en 2003, en ajoutant trois 8 000 m à son palmarès. Un an plus tard, elle survit à l'ascension du K2 mais elle finira à l'hôpital et amputée des doigts de pied. Traumatisée par cette expérience, la jeune Espagnole imagine pendant un temps abandonner l'alpinisme. Finalement, elle se choisit définitivement la montagne pour se réaliser et atteint en moyenne un "8 000" par an.

Un peu en retrait, Gerlinde Kaltenbrunner doit, elle, encore affronter les deux sommets les plus hauts du monde : le K2, situé à la frontière entre la Chine et le Pakistan, et le flanc nord de l'Everest, qu'elle gravit en ce moment. Pour cela, elle a choisi d'emprunter la voie du Hornbein, peu utilisée et que seuls Erhard Loretan et Jean Troillet ont vaincu, en 1986. Cette infirmière de formation gravit son premier "8 000" à 23 ans mais c'est seulement après avoir franchi le cinquième, en 2003, qu'elle décide de devenir alpiniste professionnelle.

L'ESPRIT DES PIONNIERS S'EN EST ALLÉ

Si la performance est exceptionnelle et si le record attire l'attention, le milieu de l'alpinisme observe cette course d'un œil lointain et certains regrettent une envie de collectionner les sommets, parfois au détriment de la performance technique. L'esprit des pionniers, fait d'exploration (choix de l'itinéraire ou du sommet), d'engagement et de peu de moyens semble bien loin. Le 3 juillet 1950, au terme d'une ascension épique, Herzog, Lachenal, Terray et Rébuffat décrochaient l'Annapurna, le premier sommet de 8 000 m jamais atteint. Cet exploit a marqué le point de départ d'une décennie qui restera comme la grande époque des expéditions de découverte des plus hauts sommets par les "conquérants de l'inutile", comme le disait si joliment Terray.

Parce que déjà réalisées par d'autres, et souvent dans des conditions plus extrêmes – sans bouteille d'oxygène et itinéraires inédits –, les expéditions d'aujourd'hui ont perdu de leur saveur pour certains connaisseurs. Luc Jourjon, directeur technique national de la Fédération française des clubs alpins et de montagne (FFCAM) regrette ainsi que la course aux "8 000" "n'apporte pas de nouveauté technique ou d'amélioration de la performance" et repose davantage sur une solide condition physique. Et puis, traditionnellement, l'alpinisme est un sport où le chronomètre n'a pas droit de cité mais il sera pourtant ici l'arbitre.

Monter des expéditions d'envergure requiert des moyens financiers très conséquents – 40 000 euros minimum selon Catherine Destivelle et jusqu'à 100 000 euros selon Christine Janin – et, comme le reconnaît Catherine Destivelle, "faire les quatorze "8 000" est aujourd'hui un moyen de trouver des financements". Le record attire donc les sponsors et certains alpinistes pour la résonance médiatique qu'il aura, mais d'après Luc Jourjon, le DTN de la FFCAM "cela est valable seulement pour les femmes", le record ayant déjà été réalisé chez les hommes.

"LE DANGER EST DE VOULOIR PASSER À TOUT PRIX"

Le risque d'enchaîner les ascensions est de ne pas avoir suffisamment récupéré sur le plan physique et de s'exposer au danger. Comme l'a expliqué Edurne Pasaban par le passé : "Je préfère ne pas risquer ma vie en tentant d'enchaîner les ascensions. Je pense qu'il vaut mieux être la deuxième ou la troisième et gravir les quatorze sommets, plutôt que de ne jamais en avoir l'opportunité." Mais attirée par l'exploit sportif, l'Espagnole a choisi de gravir deux "8000" à la suite cette année. Christine Janin, la première française a avoir atteint le sommet de l'Everest en 1990, en appelle à garder la raison : "Le danger est de vouloir passer à tout prix, il faut prendre son temps et rester vigilant jusqu'au bout, même si les conditions météo sont mauvaises et que c'est votre dernier sommet. Tant que ce n'est pas fait..."

Oh Eun-sun est déterminée à obtenir le record mais reste néanmoins bien consciente du danger de sa discipline : sa compatriote Go Mi-sun a perdu la vie à l'été 2009 en redescendant du Nanga Parbat (8 125 m) alors qu'elle-même atteignait le sommet. Mais l'ivresse des sommets signifie aussi accepter le risque : "Sa mort a été un moment terrible. J'ai dû me battre pour garder le contrôle sur mon esprit. Quand je débute une expédition, je dois accepter l'idée que c'est la montagne qui décidera de m'accueillir à son sommet ou non. Je suis aussi consciente que la mort est toujours très proche quand je grimpe", a ainsi expliqué la Sud-Coréenne.


Jean-Christophe Lafaille, Eric Escoffier, Patrick Berhault et des dizaines d'autres en ont payé le prix. Oh Eu-sun, Edurne Pasaban et Gerlinde Kaltenbrunner sont prévenues mais elles savent autre chose : aussi cruelle et sélective soit-elle, l'histoire ne retiendra que le nom de la première alpiniste qui atteindra pour la quatorzième fois les plus hautes cimes.
Elodie Guignard

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