Point de vue
L'universalisme, cache sexe de l'homme blanc, par Isabelle Germain
LEMONDE.FR | 11.05.10 | 13h22
Le point de vue de Monsieur Ezra Suleiman intitulé Schizophrénie française sur les quotas est plutôt étrange (Le Monde du 28 avril). Selon lui, la France est contre les quotas. Puis, il affirme qu'elle est "un des rares pays à promulguer des lois qui en instaurent et sans que cela choque".
Double déni de réalité. La France n'est pas contre les quotas : un sondage réalisé en septembre dernier par Ipsos pour le groupe GEF (Grandes écoles au féminin) montre que 55 % des diplômés (hommes et femmes) des plus prestigieuses écoles de France sont favorables aux quotas. Certes, les diplômés des grandes écoles ne représentent peut-être pas la France et un sondage peut être sujet à critiques, mais c'est toujours mieux qu'une affirmation sortie de nulle part. Ensuite, "sans que cela choque"… Entre ceux qui prétendent que ce serait humiliant pour les femmes d'être désignées par des quotas et celles qui finissent par s'y ranger en se bouchant le nez, difficile d'affirmer que ça ne choque personne.
Pire : l'histoire de la loi sur l'égalité dans la sphère économique n'est pas un long fleuve tranquille. Il a fallu attendre 2006 pour commencer à en parler. Oscillant entre déclarations enfiévrées et replis prudents sur fond de coquetteries juridiques, cette législation a tout du tango argentin. Le 23 février 2006, le Parlement adopte une première loi avec quotas progressifs… Croyant voir un danger, le Conseil constitutionnel s'auto-saisit de la question, jugeant que cette disposition était contraire au principe selon lequel "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit". Illico, Marie-Jo Zimmermann, députée de la Moselle et rapporteure de l'Observatoire de la parité, dépose une proposition de loi constitutionnelle permettant, comme dans la sphère politique, de "favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux responsabilités professionnelles et sociales". Il a fallu attendre le 27 mai 2008 pour que l'amendement soit adopté. Ensuite, il fallait faire voter une nouvelle loi ordinaire pour passer à l'action. Adoptée à l'Assemblée nationale le 20 janvier dernier et en suspens jusqu'au vote du Sénat en juin prochain… Déjà, nombre de sénateurs UMP sont debout sur les freins. Alors, côté consensus, on repassera.
Monsieur Suleiman affirme ensuite que les femmes sont une minorité privilégiée par rapport à d'autres minorités dédaignées par la France. D'abord, les femmes ne sont pas une minorité. Elles représentent même plus de la moitié de la population. Et il y a, au sein de la population des femmes, des personnes appartenant à des minorités injustement sous-représentées dans les lieux de pouvoir. Double peine pour elles ! Ouvrir les portes du pouvoir aux minorités est en effet une question de justice, de respect de tous et d'intelligence puisqu'on est plus intelligents avec des talents variés qu'entre clones. C'est ainsi que se justifie la quête de diversité.
Concernant les femmes, la question ne se pose pas de la même façon. En leur barrant l'accès au pouvoir, la démocratie est amputée de la moitié de ses forces. On ne voit pas la vie dans la cité, la politique et l'économie de la même façon lorsqu'on s'occupe d'enfants au quotidien, lorsqu'on prend en charge le travail familial et domestique, lorsqu'on met en pratique la "solidarité entre générations". Or, aujourd'hui, 80 % de ces activités sont prises en charge par les femmes et ignorées par la politique. Aujourd'hui, par exemple, il existe une loi qui oblige les municipalités à créer un nombre de places de parking proportionnel au nombre de logements construits mais il n'existe aucune loi les obligeant à proposer un nombre de places en crèches proportionnel. (60 % des trajets effectués en voiture sont faits par les hommes et 64 % des enfants de moins de 3 ans sont gardés par leur mère qui cesse de travailler).
"LE PIB EST MASCULIN"
Les responsables politiques ne mettent pas le sujet sur la table et les journaux – dirigés par des hommes – ne dénoncent pas le manque. Ce versant de la vie de la cité tombe dans les oubliettes de la politique. De leur côté, les entreprises pénalisent leurs femmes salariées en leur offrant de moins belles carrières qu'aux hommes, les punissant ainsi de mettre au monde les enfants qui seront la richesse de demain.
Notre économie ne prend en compte que le versant masculin de la vie de la cité. Comme l'explique l'économiste Jean Gadrey, le sexe du PIB est masculin. Notre indicateur de richesses phare ne prend en compte que la production de biens et services. Tout le travail familial et domestique, et la prévention-santé ne comptent pas. Pourtant, ces activités représenteraient près de 50 % du PIB.
Et tout le monde trouve cela normal. Les économistes, les responsables politiques, les penseurs, les dirigeants de médias… Bref, ceux qui ont un avis autorisé dans le débat public sont très majoritairement des hommes qui prétendent avoir une pensée universelle. Leurs opinions et leurs priorités politiques font office de vérité. Alors pourquoi renvoyer dos à dos les minorités et les femmes pour lesquelles il faudrait condescendre à faire des quotas ? Il serait plus opportun de s'intéresser à la minorité qui détient le pouvoir : la caste des hommes, blancs, hétéros, à nom français, qui occupe les pouvoirs politique, économique, médiatique, intellectuel… Et de limiter leur participation au pouvoir à la proportion qu'ils représentent dans la société.
Isabelle Germain est directrice du webmagazine www.lesnouvellesnews.fr et l'auteure de Si elles avaient le pouvoir… (Larousse, 2009) et co-auteure du Dictionnaire iconoclaste du féminin avec Annie Batlle et Jeanne Tardieu (Bourin 2010).
jeudi 13 mai 2010
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