mardi 25 mai 2010

La chaire du sexe

La chaire du sexe

XX-XY. Quarante ans après leur naissance dans les pays anglo-saxons, les études sur le genre débarquent en France. Elles auront désormais pignon sur rue à l’Institut d’études politiques de Paris. Obligatoires pour tous les élèves, et censées les décoiffer.

Ce sont des études d’un nouveau genre. Assumées et ambitieuses. Les gender studies débarquent en France. Et pas n’importe où. La question du «sexe social» (différenciation et hiérarchisation des sexes fondées sur l’excuse du sexe biologique) s’installe dans une chaire créée tout exprès à Sciences-Po Paris. Une innovation. Le projet intitulé Presage (Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre) a été présenté à l’Institut d’études politiques lors d’un déjeuner plutôt classe. Les premiers cours démarrent (1).Ils seront obligatoires dès 2011. Aucun élève ne pourra désormais sortir de la grande école sans avoir entendu à un moment ou à un autre un enseignement sur le genre. «Il n’existe pas de programme de ce type en France», s’est félicité, fourchette à la main, l’économiste Jean-Paul Fitoussi, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). La preuve ? «Amartya Sen [prix Nobel d’économie, ndlr] lui-même était étonné de ne pas trouver en France une structure dédiée à une réflexion sur le genre.» Dorénavant, on l’espère, on ne pourra plus ignorer le genre et les rapports de sexe.Emmanuelle Latour, de l’Observatoire de la parité (une institution créée en 1995) approuve la démarche : «Tout le monde n’adhère pas à la lutte des classes, mais tout le monde a étudié Marx à un moment donné.»
Quel genre d’ambition ?
Au fond, il s’agit d’une entreprise éminemment politique. «On veut faire progresser le combat contre les inégalités entre homme et femme.» assument les deux économistes de l’OFCE à l’origine du projet, Françoise Milewski, la soixantaine, et Hélène Périvier, pas encore quadra. L’enseignement s’adresse aux élèves de l’institut (55% de filles, 45% de garçons), c’est-à-dire à de futurs cadres, de prochains députés, des dirigeants de demain : «C’est un pari sur l’avenir», pose Richard Descoings. Le patron de Sciences-Po se prend à rêver : «Aujourd’hui, les réunions le soir, c’est chic. Même si personne ne dit aux femmes qu’il ne faut pas y assister, les hommes se sentent davantage libres d’y participer. Et d’ailleurs, si un homme refuse une réunion à 18 heures, on dit que c’est un tire-au-flanc. Tout cela met en cause l’organisation politique, professionnelle et la sphère privée». «Cet enseignement va éveiller les consciences», espère aussi Jean-Paul Fitoussi, président de l’OFCE. Demain, fini les réunions tardives, les écarts de salaires et l’inégale répartition des tâches ménagères ? Tout ça grâce à Sciences-Po ?
Quel genre de contenu ?
Françoise Milewski et Hélène Périvier, spécialistes de l’emploi des femmes, des inégalités de sexe sur le marché du travail ou des politiques sociales et familiales, n’ont pas voulu cantonner le programme à l’économie. Bien au contraire. Le but : être «transversal et pluridisciplinaire». Il y aura donc du droit, de la philo, des sciences politiques, de l’histoire, de la psychologie. «Ce n’est pas un programme sur les femmes ou féministe», précise bien Françoise Milewski. Il s’intéresse aussi aux hommes, aux rapports de sexe. «Il y a beaucoup de recherches sur le genre en Grande-Bretagne, ou aux Etats-Unis (lire ci-contre), mais plus centrées sur une réflexion identitaire. Il y a par ailleurs un pôle socio-économique qui observe comment les inégalités se produisent», complète Hélène Périvier. L’originalité, ici, est d’unir les deux pôles. Les historiennes Joan Scott et Michèle Perrot, les philosophes Elisabeth Badinter et Geneviève Fraisse, ainsi que l’anthropologue Françoise Héritier devraient participer au conseil scientifique.
Les gender studies seront par ailleurs abordées dans des «enseignements professionnalisants» : la branche gestion des ressources humaines, ou l’école de journalisme par exemple, auront à y réfléchir. Voilà du concret. Sans compter un volet adressé aux entreprises, associations, ou collectivités locales en demande de formation. Car toutes sont confrontées aux nouvelles lois, par exemple sur les quotas de femmes dans les conseils d’administration, ou à la jurisprudence, comme cette femme qui vient d’obtenir 350 000 euros d’indemnités de la BNP parce qu’elle avait été discriminée après plusieurs congés parentaux…
Quel genre de frein ?
Tout cela intervient bien tard. Au début des années 80, cinq postes dédiés furent créés dans l’université sous l’impulsion d’Yvette Roudy (à Toulouse, Lyon, Paris, Rennes) et confiés à des femmes. «Elles ont essaimé, retrace Emmanuelle Latour, mais comme partout, elles se sont heurtées au plafond de verre.» Les enseignements sur le genre dans les universités françaises restent très spécialisés et éparpillés. «Les gender studies, c’est encore marginal, et vu comme militant» constate Hélène Périvier. Certaines se sont méfiées de cette notion anglo-saxonne, qui, trop neutre, pourraient faire passer les femmes à la trappe.«Le genre fait loupe mais peut aussi être un cache-sexe», analyse ainsi Geneviève Fraisse, directrice de recherches au CNRS. Quoi qu’il en soit le sexe et le genre demeurent «dans le hors champ, l’invisibilité, le refoulé, le bas-côté» (2).
Si les gender studies ont mis du temps à émerger en France, c’est aussi parce qu’elles mettent à mal l’égalitarisme républicain et formel si hexagonal. «On revient toujours à l’idée qu’il n’y a que l’Etat et les citoyens, et que tous sont égaux devant la loi», conteste Richard Descoings, déjà promoteur des conventions ZEP pour faciliter l’entrée dans la prestigieuse rue Saint-Guillaume d’élèves de quartiers défavorisés. Il poursuit : «Il y a 80% de filles en L au lycée. Quand on demande comment ça se fait, on nous répond : 'les filles sont plus littéraires !'Quand on voit que les femmes à l’Assemblée ou chez les cadres dirigeants des entreprises restent si minoritaires ou que 80% des profs d’université sont des hommes, franchement, est-ce naturel ?» Pour Richard Descoings, bien au contraire, «il y a des choses à voir».
(1) Demain à 10 heures aura lieu la première conférence de ce cycle à Sciences-Po, par Nancy Fraser sur «les ambivalences du féminisme dans la crise du capitalisme». (2) Lors d’un colloque organisé par le CNRS «En quête des recherches sur le genre», le 8 mars.


Par cHARLOTTE Rotman

«Un impact social, culturel, politique, économique»

Minoo Moallem, responsable des «gender studies» à l’université de Berkeley :

Sociologue d’origine iranienne, Minoo Moallem est à la tête du département des «Gender and Women’s Studies» à l’université de Berkeley, en Californie. Son université est l’une des pionnières en la matière, qui a accueilli quelques-unes des plus célèbres théoriciennes du mouvement, comme la Française Monique Wittig ou Judith Butler. Aux Etats-Unis les «études des femmes ou des genres» ont bientôt quarante ans.
L’âge de la maturité ?
Beaucoup de chemin a été fait durant ces années. Pas moins de 652 universités proposent aujourd’hui des programmes consacrés aux questions des femmes, du genre sexuel ou de la sexualité. Quarante-six de ces universités proposent des «Master’s degree», et quatorze aussi des «PhD» [doctorat, ndlr], selon les chiffres de la National Women’s Studies Association. Et ce n’est pas fini : de plus en plus d’universités, comme la nôtre, envisagent de créer de nouveaux PhD. Quand tout a commencé dans les années 70, les «Women’s studies» se cantonnaient à quelques cours ici ou là.
Depuis les années 90, ce sont des départements entiers qui se consacrent à ces études. Leur champ s’est considérablement élargi, et leur intitulé a aussi évolué : on parle moins d’études féministes et davantage d’études des genres ou de la sexualité, ce qui permet d’inclure aussi l’étude de la masculinité. A Berkeley, notre département a changé de nom en 2004 : il ne s’intitule plus «Women’s studies» mais «Gender and Women’s studies». Nous avons aussi beaucoup gagné en légitimité : aujourd’hui un étudiant n’a plus besoin de se battre et se justifier s’il veut étudier une question de genre en sociologie ou en anthropologie, tout le monde convient qu’elle est importante.
Mais ces études ne sont-elles pas encore un peu méprisées, même aux Etats-Unis ? Et choisies essentiellement par des femmes ?
C’est moins mauvais qu’auparavant. Il est évident que les études de genre ne sont pas reconnues comme une discipline traditionnelle. Et lorsqu’il s’agit de distribuer les ressources, nous avons de très puissants concurrents. Il est vrai aussi que la plupart des étudiants sont des filles, mais nous avons de plus en plus de garçons.
Quelles ont été les autres grandes évolutions de ces quarante ans ?
Les théories étudiées se sont diversifiées. On s’est beaucoup ouvert à l’interdisciplinarité et aux études transnationales. A Berkeley en particulier, on croise la question du genre avec celles de la race ou de l’immigration, avec les questions d’environnement, de mondialisation, des nouveaux médias… La question du changement social et du changement du statut des femmes au sein de la société, qui était très importante à l’origine des études féministes, a aussi évolué. On étudie maintenant aussi le rôle des femmes dans les mouvements sociaux : la signification des organisations activistes et communautaires, ou les ONG.
Quel a été l’impact de ces études sur la vie publique aux Etats-Unis ?
L’impact est énorme, il n’est pas seulement politique, mais aussi social, culturel, économique… On voit bien comme la présence des femmes s’est accrue au niveau politique, ou dernièrement à la Cour suprême [Barack Obama vient d’y désigner une femme, qui sera la troisième sur neuf juges, sous réserve de confirmation par le Sénat, ndlr]. Mais on observe aussi que la promotion des femmes peut être contrecarrée par les questions de race, de classe ou de nation. Les femmes de la classe moyenne ont aujourd’hui bien pénétré le marché du travail… mais elles sont remplacées dans le travail domestique par les femmes immigrées, qui gardent les enfants ou font le ménage. La reproduction des rapports de pouvoir se poursuit par le biais des races ou de l’immigration. La question du travail féminin n’est toujours pas résolue. On n’est pas du tout au bout du chemin.


Recueilli par notre correspondante à Washington Lorraine Millot

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