Monde 08/05/2010 à 00h00
Il manque 100 millions de femmes
Interview
Esclavage sexuel, discriminations… des centaines de milliers de filles meurent chaque année victimes de cette oppression. Un couple de journalistes américains s’attaque, dans un livre manifeste, à cette fatalité.
Recueilli par Lorraine Millot Envoyée spéciale à New York
Ce livre peut vous changer. «Il est impossible de ne rien faire après l’avoir lu», a résumé George Clooney, saisi par Half The Sky, comme l’ont été nombre de lecteurs depuis sa sortie en septembre aux Etats-Unis. Publié en France sous le titre la Moitié du ciel, le livre de Nicholas D. Kristof et de Sheryl WuDunn, son épouse, est un manifeste. A l’instar de Dans la peau d’un Noir de John Howard Griffin pour le mouvement des droits civiques, ou du Printemps silencieux de Rachel Carson pour le mouvement écologiste, l’ouvrage se veut fondateur d’un nouveau mouvement abolitionniste pour mettre fin, cette fois-ci, à «l’esclavage des femmes» dans le monde.
Dans les bordels d’Asie, les deux auteurs ont rencontré des femmes et de toutes jeunes filles qui racontent comment elles ont été kidnappées et forcées à se prostituer. Dans le monde entier, la misère et la discrimination tuent chaque année près de 2 millions de femmes, rappellent-ils. Mais la Moitié du ciel propose aussi des solutions : libérer les femmes, les éduquer, c’est aussi le moyen le plus efficace de lutter contre la pauvreté en Asie ou en Afrique. Et chacun de nous peut y contribuer. Rencontre avec les auteurs, dans le bureau de Nicolas D. Kristof, éditorialiste reporter au New York Times. Née à New York d’une famille d’origine chinoise, Sheryl WuDunn y a rejoint son mari : elle a longtemps collaboré au New York Times, mais travaille maintenant pour une banque d’affaires.
Comment est venue l’idée de ce livre ?
Nicholas Kristof : Nous avons travaillé comme journalistes en Chine et couvert les événements de la place Tiananmen, en 1989, qui ont fait quelque 500 morts. Pendant des semaines, tous nos articles faisaient la une du journal. L’année suivante, nous tombons sur une étude selon laquelle 39 000 bébés filles meurent chaque année en Chine parce qu’elles n’ont pas le même accès à la nourriture et aux soins que les garçons. Jamais nous n’avions accordé le moindre article à ce sujet. Cela nous a menés à nous interroger sur le journalisme et aussi sur les violations des droits de l’homme en Chine. Les plus graves atteintes aux droits de l’homme ne sont pas forcément celles commises par le gouvernement. Ce sont plutôt celles infligées aux femmes, pour la seule raison qu’elles sont femmes.
Sheryl WuDunn : Mais la Chine montre aussi que les cultures peuvent changer. Il y a un siècle, c’était un endroit terrible pour une femme. Ma grand-mère a eu les pieds bandés [pratique interdite en 1912 puis en 1949, ndlr]. Aujourd’hui, tout n’est pas parfait, mais la Chine a fait un chemin considérable. Les femmes chinoises ont de larges perspectives, elles ne sont pas cantonnées au foyer, elles peuvent développer leur commerce ou leur entreprise, choisir leur emploi.
Votre livre est très dur : vous parlez «d’esclavage» des femmes dans certains pays d’Afrique ou d’Asie et dénoncez même un génocide des femmes. N’est-ce pas exagéré ?
N.K. : Chaque année dans le monde, on compte 2 millions de filles en moins que de garçons, car dans beaucoup de pays pauvres, le garçon est nourri et soigné en priorité sur la fille. Au total dans le monde, cela fait entre 50 et 110 millions de femmes qui manquent. C’est plus que le nombre de victimes de tous les génocides du XXe siècle.
Cela veut-il dire qu’en Occident, nous sommes complices ? Un génocide se produit et nous ne faisons rien ?
S.W. : Nous avons une certaine responsabilité. Comment pouvons-nous être un modèle de démocratie si celle-ci ne doit s’appliquer qu’à nos petits cercles ? Si nous tournons la tête pour ne pas voir ce qui se passe ailleurs ?
N.K. : Je ne dirais pas que c’est la faute de l’Occident. Mais si nous ne faisons rien, nous devenons complices. Pensez à ce que nous faisons en Afghanistan et au Pakistan : on dépense des sommes considérables pour tenter d’y installer plus de sécurité. On le fait en envoyant des soldats américains, qui coûtent un million de dollars par an et par soldat, ou en bombardant. Cet argent serait dépensé beaucoup plus efficacement si on investissait plutôt dans des écoles, notamment les écoles pour filles.
Vous êtes plutôt sévères avec les féministes que vous invitez à regarder au-delà de leur clocher. Elles ont dû apprécier…
S.W : Je n’ai jamais étudié la question des femmes à l’université. J’ai un grand respect pour le travail de certaines féministes. Mais elles s’adressent souvent à un cercle restreint, et nous voulons nous adresser au grand public.
N.K : Si ce livre n’avait été écrit que par Sheryl, je crois qu’il aurait été vite marginalisé. C’est injuste, mais le fait qu’un homme s’y consacre donne plus de crédibilité au sujet. Une amie féministe me l’a dit aussi : aux Etats-Unis, on n’a commencé à se soucier des droits des homosexuels que lorsque des hétérosexuels ont plaidé leur cause. De même, pour que l’on se soucie davantage des droits des femmes, il faut sans doute que les hommes en parlent.
Les dons individuels auxquels vous appelez ne suffiront pas à régler le problème. Que devraient faire nos responsables politiques ?
N.K. : Si l’Union européenne et les Etats-Unis alliaient leurs efforts pour permettre l’accès des produits africains à leurs marchés, cela serait un vrai espoir pour les économies africaines. Si le Sénégal avait une industrie pour faire des tee-shirts ou des chaussures pas chers à destination du marché européen, ce sont les femmes sénégalaises et leurs enfants qui en profiteraient.
Contre l’esclavage sexuel, que faire ?
N.K. : Nos politiques peuvent aider à braquer les projecteurs sur un sujet. Ils peuvent aller à Goma, dans l’est du Congo, où les viols et les violences contre les femmes sont systématiques. Si davantage d’hommes politiques y vont et passent quelques heures avec les survivants des viols, cela augmentera la pression pour y mettre fin. Hillary Clinton y est allée, sans se laisser arrêter par ses services de sécurité qui jugeaient cette visite trop dangereuse.
Quand Nicolas Sarkozy va en Inde, au-delà des visites d’usines, il peut aussi se rendre dans un refuge pour les femmes réchappées des bordels. La classe moyenne indienne ignore largement ce trafic des femmes. Lorsque des étrangers s’y intéressent, posent des questions, cela peut avoir un impact. Et cela est aussi valable dans d’autres pays comme le Pakistan, le Cambodge, le Vietnam… En France même, comme aux Etats-Unis, il y a certainement aussi des femmes victimes de trafic et forcées à la prostitution. On peut également donner le bon exemple en s’attaquant plus sérieusement au problème chez nous.
Sur ce point, vous prônez même la pénalisation des clients. Vous voudriez généraliser le modèle suédois à toute l’Europe, aux Etats-Unis ?
N.K. : Rien n’est parfait en ce domaine, mais le modèle suédois [qui pénalise depuis 1999 les clients des prostitués(e)s, ndlr] semble marcher plutôt mieux que les autres. Je suis surtout pour ce modèle dans tous les pays où il y a des trafics de femmes. En Inde, beaucoup de libéraux objectent qu’il vaut mieux légaliser la prostitution pour permettre aux femmes de gagner un peu d’argent et qu’elles apprennent à utiliser des préservatifs. Mais la réalité, notamment en Inde, est que la légalisation profite aux trafiquants : les filles sont kidnappées et enfermées dans des bordels qui ne sont pas vraiment surveillés. Aux Etats-Unis, je voudrais que l’expérience de la pénalisation soit tentée dans un Etat, pour voir si cela fonctionne.
Nicolas Sarkozy est très soucieux du rôle de la France dans le monde, que pourrait-il faire encore ?
N.K. : Il y a des pays, en Afrique particulièrement, où la France a une grande influence, une autorité morale. Dans l’Afrique anglophone, les gens parlent peu anglais. Dans l’Afrique francophone, ils parlent le français. Cela donne au gouvernement et aux médias français une réelle possibilité de peser sur l’ordre du jour. Vous pouvez dire que l’éducation des filles est une priorité. En République centrafricaine, la principale présence étrangère, ce sont quelques Français, et les troupes pour les évacuer en cas de troubles. Il y a un diplomate américain et quelques diplomates chinois. Même pas de présence de la Banque mondiale, le pays est pratiquement abandonné. Si quelqu’un peut y faire quelque chose en matière d’éducation, ce sont les Français.
Pour lutter cette fois contre l’esclavage des femmes, vous appelez à la création d’un mouvement abolitionniste. Où en est-il ?
N.K. : Aux Etats-Unis, notre livre s’est déjà vendu à 230 000 exemplaires, et nous préparons une série documentaire à la télévision, un jeu en ligne, une exposition itinérante, des conférences dans les universités… Chaque fois, à l’issue de ces présentations, des jeunes femmes viennent me dire : monsieur Kristof, j’ai lu votre livre et la semaine prochaine, je pars pour les Philippines, le Malawi, l’Equateur. Je les regarde, terrifié : dans ce contexte économique, laisser tomber son travail, partir ! Mais elles y croient. Sans doute beaucoup de parents me haïssent-ils. Mais je ne peux pas vous donner de chiffres, nous ne faisons qu’orienter les lecteurs vers les ONG actives sur le terrain.
Sheryl, vous êtes retournée travailler pour une banque américaine. N’est-ce pas un peu contradictoire ?
S.W. : Non, je ne pense pas que les gens doivent tout abandonner et changer de vie pour aider les autres. Mieux vaut essayer d’en faire une partie de notre vie. Mieux vaut avoir un savoir-faire que l’on entretient et que l’on peut aussi partager, quelques heures par semaine ou un mois de temps en temps. Des études scientifiques sur le bonheur montrent d’ailleurs que c’est l’une des rares choses qui peut rendre les gens plus heureux : contribuer à une cause plus grande que soi-même.
dimanche 9 mai 2010
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