Groult: "Aucun intellectuel vivant n'est féministe"
Ils ont tout sacrifié: l’honneur, la fortune, parfois même leur vie. Dans son livre Le Féminisme au masculin*, l’écrivaine Benoîte Groult, 90 ans, rend hommage à ces quelques hommes - Poullain de La Barre, Condorcet, Stuart Mill, Fourier… - féministes avant l’heure. Elle cherche aujourd’hui leurs successeurs… et peine à en trouver. Le professeur Baulieu, Lucien Neuwirth, Valéry Giscard d’Estaing, Lionel Jospin…
Après Condorcet, Stuart Mill et Fourier, qui sont les hommes féministes d’aujourd’hui?
Il y en a très peu. J’en vois tout de même un : le professeur de médecine Etienne-Emile Baulieu, qui s’est attaché, malgré l’opposition de ses confrères, à mettre en œuvre la pilule du lendemain. Je l’ai écouté parler de ce qui pouvait rendre service aux femmes dans la recherche. Car le féminisme n’est pas seulement une théorie abstraite, il est essentiel pour le corps et l’âme des femmes. On peut aussi citer Lucien Neuwirth, qui a défendu la contraception avant tout le monde à l’Assemblée.
C’est tout?
J’ai regardé dans les centaines de livres que j’ai chez moi, je n’ai trouvé aucun intellectuel vivant que l’on puisse vraiment classer dans les féministes au masculin. J’ai passé tous les penseurs en revue, et je les ai recalés. Finkielkraut? Il ne s’intéresse pas aux problèmes spécifiquement féminins. Bernard-Henri Lévy? Il a publié un livre d’entretiens avec Françoise Giroud où il faisait preuve d’un élégant machisme. Chez tous ces écrivains contemporains, la misogynie se voit moins, mais elle reste présente.
Et les politiques?
De Gaulle a donné le droit de vote aux femmes. Mais quand on lui a dit: "Vous allez en prendre au gouvernement?" Il a répondu: "Oui, à un sous-secrétariat d’Etat au tricot." Cela montrait bien dans quelle estime il tenait les capacités des femmes. Je ne vois pas tellement d’hommes politiques féministes. Si, Lionel Jospin mériterait de compter parmi les héros de mon livre. Il a défendu la loi sur la parité. Et il s’est battu pour la féminisation des noms de métier. Il a même envoyé un guide sur ce thème à toutes les administrations. Et je n’oublie pas Valéry Giscard d’Estaing. C’est grâce à lui que Simone Veil a pu faire passer le droit à l’IVG. Sinon, les partis de droite auraient voté contre.
"Les hommes ont plutôt tendance à freiner toute évolution"
Pourquoi y a-t-il aussi peu d’hommes féministes?
Parce que les femmes occupent le créneau… Même si le mot "féminisme" est passé de mode. On me dit souvent: "Vous êtes encore féministe?…", comme si c’était une maladie honteuse dont je n’arrivais pas à guérir. Les jeunes filles d’aujourd’hui ne se revendiquent pas du tout comme féministes. Elles croient que tous les droits sont tombés dans leur berceau par hasard. Alors que moi, quand je suis née, j’avais zéro droit. A 25 ans, j’étais professeur de latin, mais je n’avais pas le droit de vote! Ni à la contraception, ni le droit d’entrer à Polytechnique, ni de divorcer, ni d’être élue… De même, les jeunes politiques, par exemple au PS, n’osent pas se dire féministes. Pour eux, c’est une étiquette ringarde.
Un combat dépassé?
Les hommes ont plutôt tendance à freiner toute évolution, à massacrer toutes les femmes qui sortent la tête hors de l’eau. Quand Edith Cresson est devenue la première femme Premier ministre, les députés lui lançaient des petites phrases: "De quelle couleur est ton slip, Edith?" Tout cela parce qu’elle s’habillait d’une manière assez affriolante. On s’attaque à notre coquetterie comme au Moyen Age ! Quand Ségolène Royal s’est présentée à la présidence, elle a été accusée d’incompétence alors qu’elle avait fait les mêmes études que Bayrou et bien d’autres. C’est encore un monde d’hommes où le pouvoir est aux hommes. La galanterie française a bien disparu, mais quand il s’agit de sièges à l’Assemblée, elle n’a jamais existé.
Les hommes restent misogynes…
Il y a en tout cas beaucoup plus de misogynes que d’hommes féministes. Je trouve incroyable, par exemple, que les papes successifs de la religion catholique ne veuillent toujours pas ordonner des femmes… alors qu’il manque terriblement de prêtres et que l’Eglise est secouée par des affaires de pédophilie. Les papes ont encore un langage moyenâgeux vis-à-vis des femmes. Il y a des femmes pasteurs, des femmes rabbins, mais dans la religion catholique, les femmes n’ont pas surmonté la réputation que leur a faite saint Paul : elles représentent le péché originel. L’an dernier, les Chiennes de garde ont remis le prix du macho au cardinal André Vingt-Trois, qui disait: "Le tout n’est pas d’avoir une jupe, c’est d’avoir quelque chose dans la tête." De toute façon, on assiste à une renaissance de la misogynie. Des centres IVG ferment. Dans les écoles d’art, on conseille aux femmes de ne pas mettre leur prénom en bas des tableaux pour ne pas les dévaluer. Même les grands couturiers semblent avoir la nostalgie de la femme empêtrée!
"Le féminisme est un humanisme"
Pourtant, beaucoup d’hommes assurent une partie des tâches quotidiennes…
Cela reste une minorité. Mais les hommes ont intérêt à devenir de plus en plus féministes et à partager tout avec les femmes - les idées, le pouvoir, le repassage, la cuisine… - s’ils veulent une relation durable. Les filles d’aujourd’hui sont plus exigeantes. Elles aiment plus facilement un homme qui partage les tâches, les considère aussi intelligentes qu’eux… Elles ne veulent pas être des épouses à l’ancienne. Et si leur mari n’est pas assez féministe, elles divorcent. D’ailleurs, aujourd’hui, ce sont surtout elles qui demandent le divorce.
Quelles leçons tirer des hommes féministes du passé?
Beaucoup de choses sont valables. Fourier, par exemple, prônait la liberté sexuelle des filles. Aujourd’hui, les femmes peuvent évidemment mener une vie libre, mais on les prend pour des dévergondées. Alors que pour un homme, avoir plusieurs maîtresses, c’est bien vu. Même pour un président de la République. A l’enterrement de Mitterrand, ses deux femmes ont pleuré ensemble. Ce serait impensable pour une présidente!
Comment les hommes peuvent-ils être féministes?
Déjà, en ne se moquant pas des féministes. Les hommes renâclent encore. Pourtant, le féminisme est un humanisme. Les deux sexes doivent s’engager. Les femmes ont besoin, non pas de justice, mais de favoritisme. Il faut les aider à gravir les échelons parce qu’elles n’ont pas l’habitude de se mettre en avant. Il faut bien une génération pour apprendre la liberté.
*Grasset, 222 p., 17 euros.
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